Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5585

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 152-153).

5585. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 7 mars.

Vous dites des bons mots, madame, et moi, je fais de mauvais contes ; mais votre imagination doit avoir de l’indulgence pour la mienne, attendu que les grands doivent protéger les petits.

Vous m’avez ordonné expressément de vous envoyer quelquefois des rogatons : j’obéis, mais je vous avertis qu’il faut aimer passionnément les vers pour goûter ces bagatelles[1]. Si ce pauvre Formont vivait encore, il me favoriserait auprès de vous ; il vous ferait souvenir de votre ancienne indulgence pour moi ; il vous dirait qu’un demi-quinze-vingt a droit à vos bontés.

Il faut bien que j’y compte encore un peu, puisque j’ose vous envoyer de telles fadaises. J’ose même me flatter que vous n’en direz du mal qu’à moi. C’est là le comble de la vertu pour une femme d’esprit.

Vous me répondrez que la chose est bien difficile, et que la société serait perdue si l’on ne se moquait pas un peu de ceux qui nous sont le plus attachés. C’est le train du monde ; mais ce n’est pas le vôtre, et nous n’avons, dans l’état où nous sommes, vous et moi, de plus grand besoin que de nous consoler l’un et l’autre.

Je voudrais vous amuser davantage et plus souvent ; mais songez que vous êtes dans le tourbillon de Paris, et que je suis au milieu de quatre rangs de montagnes couvertes de neige. Les jésuites, les remontrances, les réquisitoires, l’histoire du jour, servent à vous distraire, et moi, je suis dans la Sibérie.

Cependant vous avez voulu que ce fût moi qui me chargeasse quelquefois de vos amusements. Pardonnez-moi donc quand je ne réussis pas dans l’emploi que vous m’avez donné ; c’est à vous que je prêche la tolérance : un de vos plus anciens serviteurs, et assurément un des plus attachés, en mérite un peu.

  1. Les Trois Manières ; voyez tome X.