Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5586

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 153-154).

5586. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Mercredi, 7 mars 1764.

Je me reproche tous les jours, monsieur, de n’avoir point l’honneur de vous écrire. Savez-vous ce qui m’en empêche ? c’est que je m’en trouve indigne. Votre dernière lettre m’a ravie, mais elle m’a ôté le courage d’y répondre. Qu’il est heureux d’être né avec un grand esprit et de grands talents ! et qu’on est à plaindre quand ce que l’on en a ne fait qu’empêcher de végéter ! Voilà la classe où je me trouve, et où je suis en grande compagnie. La seule différence qu’il y a de moi à mes confrères, c’est qu’ils sont contents d’eux, et que je suis bien éloignée de l’être d’eux, et encore moins de moi.

Votre lettre est charmante ; tout le monde m’en demande des copies. Vous me consolez presque d’être aveugle ; mais, monsieur, vous n’êtes point de notre confrérie. J’ai beaucoup interrogé M. le duc de Villars ; vous jouissez de tous vos cinq sens comme à trente ans, et surtout de ce sixième dont vous me parlez, qui fait votre bonheur, mais qui fait le malheur de bien d’autres.

J’ai lu vos quatre contes, dont vous ne m’avez envoyé que le premier. l’Éducation d’une fille et Macare sont imprimés ; ainsi je les ai. Mais je n’ai pu parvenir à avoir les Trois Manières. C’est bien mal à vous, monsieur, de n’accorder vos faveurs qu’à demi. J’aime Théone à la folie, c’est un bijou ; Églé est fort aimable ; pour Apamisse, je la trouve un peu sérieuse. Je n’ai lu ce dernier conte qu’une fois, et je n’ai pu en obtenir de copie ; on dit qu’il ne sera point imprimé avant que vous ayez fait un nombre de contes suffisant pour en faire un volume. Ne me distinguerez-vous point du public ?

Nous sommes ici dans de grandes alarmes ; Mme de Pompadour est très-malade : je ne fermerai ma lettre qu’après avoir eu de ses nouvelles.

J’aimerais bien mieux être aux Délices que d’être à Choisy ; c’est aux Délices que Macare habite, et où, s’il était possible, j’irais bien volontiers le chercher. Vos lettres me le font entrevoir, et je ne le trouve que dans ce que vous écrivez : envoyez-le-moi donc souvent par la poste, et que je l’aperçoive quelquefois. Adieu, monsieur, je vous prie d’être persuadé qu’il n’y a que vous que j’adore ; tout le reste sont de faux dieux.

Les dernières nouvelles de Mme de Pompadour sont fort bonnes, mais elle n’est point hors d’affaire ; je serais très-fâché s’il en arrivait malheur, et ce pourrait bien en être un plus grand que l’on ne pense[2].

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, édition de Lescure, 1863.
  2. Elle veut dire que la mort de Mme de Pompadour pourrait entraîner la disgrâce du duc de Choiseul, alors ministre des affaires étrangères. (L.)