Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5624

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 190-191).

5624. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, 23 avril.

Je crois, monseigneur, que vous avez fait une véritable perte. Mme de Pompadour était sincèrement votre amie ; et, s’il m’est permis d’aller plus loin, je crois, du fond de ma retraite allobroge, que le roi éprouve une grande privation ; il était aimé pour lui-même par une âme née sincère, qui avait de la justesse dans l’esprit, et de la justice dans le cœur : cela ne se rencontre pas tous les jours. Peut-être cet événement vous rendra encore plus philosophe ; peut-être en aimerez-vous encore mieux les lettres : ce sont là des amies qu’on ne peut perdre, et qui vous accompagnent jusqu’au tombeau. Songez que, dans le xvie siècle, ceux qui cultivaient les lettres avec le plus de succès étaient gens de votre étoffe : c’étaient les Médicis, les Mirandole, les cardinaux Sadolet, Bembo, Bibiena, de La Pole, et plusieurs prélats dont les noms composeraient une longue liste. Nous n’avons eu, dans ces derniers temps, que le cardinal de Polignac qui ait su mêler cette gloire aux affaires et aux plaisirs : car les Fénelon et les Bossuet n’ont point réuni ces trois mérites. Quoi qu’il en soit, tout ce que je prétends dire à Votre Éminence, c’est que nous n’avons aujourd’hui que vous, c’est qu’il faut que vous soyez aujourd’hui à notre tête, que vous nous protégiez, et surtout que vous nous fassiez prendre un meilleur chemin que celui dans lequel nous nous égarons tous aujourd’hui.

Je ne sais si vous avez lu quelque chose des Commentaires sur Corneille ; j’en avais déjà soumis quelques-uns à votre jugement, et vous m’aviez encouragé à dire la vérité. Je me doute bien que ceux qui ont plus de préjugés que de goût, et qui ne jugent d’un ouvrage que par le nom de l’auteur, seront un peu effarouchés des libertés que j’ai prises ; mais enfin je n’ai pu dire que ce que je pensais, et non ce que je ne pensais pas. J’ai voulu être utile, et je ne l’aurais pas été si j’avais été un commentateur à la façon des Dacier.

Ce commentaire n’a pas seulement servi au mariage de Mlle Corneille, mariage qui ne se serait jamais fait sans vos générosités, et sans celles des personnes qui vous ont secondé ; il fallait encore empêcher les jeunes gens de tomber dans le faux, dans l’outré, dans l’ampoulé, défauts qu’on rencontre trop souvent dans Corneille au milieu de ses sublimes beautés.

Si vous avez du loisir, je vous exhorte à lire la Vie du chancelier de L’Hospital[1] ; vous y trouverez des faits et des discours qui méritent, je crois, votre attention. Je voudrais que le petit livre de la Tolérance pût parvenir jusqu’à vous ; il est très-rare, mais on peut le trouver. Je crois d’ailleurs qu’il est bon qu’il soit rare. Il y a des vérités qui ne sont pas pour tous les hommes et pour tous les temps. Que Votre Éminence conserve ses bontés à son Vieux de la montagne, qui lui est attaché avec le plus tendre et le plus profond respect.

  1. Par Lévesque de Pouilly.