Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5636

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 200-201).

5636. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
Aux Délices, 4 mai 1764.

Mon illustre magistrat, digne d’un meilleur siècle, vous êtes digne aussi d’avoir des amis moins paresseux que moi, ou plutôt des amis moins privés de la douceur de la société. Il y a deux mois que je me trouve absolument incapable d’écrire et de me remuer. J’ai été obligé de me transporter aux Délices auprès de M. Tronchin, quoique je sache très-bien que les voyages au temple d’Épidaure ne rendent pas la santé. Je ne parle à mon médecin que par condescendance pour ma famille. Il faudrait que je fusse fou pour imaginer qu’un homme peut guérir la vieillesse et la faiblesse d’un autre homme, et encore plus fou de ne pas me soumettre de bonne grâce à la destinée. Ma carrière finit, la vôtre sera plus longue, parce que vous êtes né avec de meilleurs organes comme avec un meilleur esprit. Vous êtes un vigoureux Bourguignon, et moi un faible Parisien.

Je vous loue aussi de faire des chansons ; il est vrai qu’elles ne sont ni bachiques, ni grivoises ; mais elles sont pleines d’agrément, et je crois que Cicéron en aurait fait de pareilles en mariant son neveu, car, quoi qu’en dise Juvénal, Cicéron votre devancier faisait fort bien les vers, et il était réellement le meilleur poëte de son temps après Lucrèce ; c’est de tous les poètes romains celui que j’aime le mieux avec ses défauts.

S’il y avait quelqu’un parmi nous que j’osasse comparer, quoique de très-loin, à ce grand homme, ce serait le chancelier de L’Hospital. On vient d’imprimer sa vie ; je ne sais si on en fera autant pour notre chancelier d’aujourd’hui[2] ! Nous sommes bien médiocres en tout genre. Ne rougissez-vous pas quelquefois de la décadence où vous voyez notre nation ? Nous avons eu un beau moment sous Louis XIV ; mais nous n’avons aujourd’hui que l’opéra-comique et Mlle Duchapt.

On dit que M. d’Étiolé Lenormand fait un beau procès à la mémoire de madame sa femme, et prétend hériter d’elle en vertu d’une donation réciproque de tous leurs biens stipulée dans leur contrat de mariage. La plate éloquence de nos avocats aura là un beau champ de bataille : on verra si une séparation l’emporte sur une donation ; c’est un cas que la coutume de Paris n’a point prévu, car nos coutumes ne prévoient guère et je ne sais s’il y a quelque chose dans le monde de plus imparfait que nos lois.

Au reste savez-vous que Mme de Pompadour est morte en philosophe, sans aucun préjugé ; sans aucun trouble, pendant que tant de vieux barbons meurent comme des sots.

Adieu, mon respectable magistrat ; conservez-moi un peu d’amitié pour le peu de temps que j’ai à végéter dans ma petite retraite. Que ne puis-je être dans la vôtre ! Que ne puis-je vous entendre, raisonner avec vous, et vous renouveler mon très-tendre dévouement. V.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Guillaume de Lamoignon de Blancmesnil, père de Lamoignon de Malesherbes, avait succédé à d’Aguesseau le 27 novembre 1750. Démissionnaire lui-même en 1768. il eut pour successeur René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou, et mourut le 12 juillet 1772, à quatre-vingt-dix ans.