Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5641
Les uns me disent, mon cher philosophe, qu’il y aura un lit de justice ; les autres, qu’il n’y en aura point, et cela m’est fort égal. Quelques-uns ajoutent qu’on fera passer en loi fondamentale du royaume l’expulsion des jésuites, et cela est fort plaisant. On parle d’emprunts publics, et je ne prêterai pas un sou ; mais je vous parlerai de vous et de Corneille. On me trouve un peu insolent, et je pense que vous me trouvez bien discret : car, entre nous, je n’ai pas relevé la cinquième partie des fautes ; il ne faut pas découvrir la turpitude de son père[1]. Je crois en avoir dit assez pour être utile ; si j’en avais dit davantage, j’aurais passé pour un méchant homme. Quoi qu’il en soit, j’ai marié deux filles[2] pour avoir critiqué des vers ; Scaliger et Saumaise n’en ont pas tant fait.
Avez-vous regretté Mme de Pompadour ? Oui sans doute, car dans le fond de son cœur elle était des nôtres ; elle protégeait les lettres autant qu’elle le pouvait : voilà un beau rêve de fini. On dit quelle est morte avec une fermeté digne de vos éloges. Toutes les paysannes meurent ainsi ; mais à la cour la chose est plus rare, on y regrette plus la vie, et je ne sais pas trop bien pourquoi.
On me mande qu’on établit une inquisition sur la littérature ; on s’est aperçu que les ailes commencaient à venir aux Français, et on les leur coupe. Il n’est pas bon qu’une nation s’avise de penser ; c’est un vice dangereux qu’il faut abandonner aux Anglais. J’ai peur que certains hommes d’État ne fassent comme Mme de Bouillon, qui disait : « Comment édifierons-nous le public le vendredi saint ? faisons jeûner nos gens. » Ils diront : « Quel bien ferons-nous à l’État ? persécutons les philosophes. » Comptez que Mme de Pompadour n’aurait jamais persécuté personne. Je suis très-affligé de sa mort.
S’il y a quelque chose de nouveau, je vous demande en grâce de m’en informer. Vos lettres m’instruisent, me consolent, et m’amusent, vous le savez bien ; je ne peux vous le rendre, car que peut-on dire du pied des Alpes et du mont Jura ?
Rencontrez-vous quelquefois frère Thieriot ? Je voudrais bien savoir pourquoi je ne peux pas tirer un mot de ce paresseux-là.
On m’a dit que vous travaillez à un grand ouvrage[3] ; si vous y mettez votre nom, vous n’oserez pas dire la vérité : je voudrais que vous fussiez un peu fripon. Tâchez, si vous pouvez, d’affaiblir votre style nerveux et concis, écrivez platement ; personne assurément ne vous devinera ; on peut dire pesamment de très-bonnes choses ; vous aurez le plaisir d’éclairer le monde sans vous compromettre ; ce serait là une belle action, ce serait se faire tout à tous pour la bonne cause, et vous seriez apôtre sans être martyr. Ah ! mon Dieu ! si trois ou quatre personnes comme vous avaient voulu se donner le mot, le monde serait sage, et je mourrai peut-être avec la douleur de le laisser aussi imbécile que je l’ai trouvé.
Avez-vous toujours le projet d’aller en Italie ? Plût à Dieu ! Je me flatte qu’alors je vous verrais en chemin, et je bénirais le Seigneur. Je vous embrasse de trop loin, et j’en suis bien fâché.