Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5680

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 246-247).

5680. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 20 juin.

Il faut, madame, que je vous parle net[1]. Je ne crois pas qu’il y ait un homme au monde moins capable que moi de donner du plaisir à une femme de vingt-cinq ans, en quelque genre que ce puisse être. Je ne sors jamais ; je commence ma journée par souffrir trois ou quatre heures, sans en rien dire à M. Tronchin.

Quand j’ai bien travaillé, je n’en peux plus. On vient dîner chez moi, et la plupart du temps je ne me mets point à table ; Mme  Denis est chargée de toutes les cérémonies, et de faire les honneurs de ma cabane à des personnes qu’elle ne reverra plus.

Elle est allée voir Mme  de Jaucourt ; et c’est pour elle un très-grand effort, car elle est malade et paresseuse. Pour moi, je n’ai pu en faire autant qu’elle, parce que j’ai été quinze jours au lit, avec un mal de gorge horrible.

Il faut vous dire encore, madame, que je ne vais jamais à Genève ; ce n’est pas seulement parce que c’est une ville d’hérétiques, mais parce qu’on y ferme les portes de très-bonne heure, et que mon train de vie campagnard est l’antipode des villes. Je reste donc chez moi, occupé de souffrances, de travaux, et de charrues, avec Mme  Denis, la nièce à Pierre Corneille, son mari, et un ex-jésuite[2] qui nous dit la messe et qui joue aux échecs.

Quand je peux tenir quelque pédant comme moi, qui se moque de toutes les fables qu’on nous donne pour des histoires, et de toutes les bêtises qu’on nous donne pour des raisons, et de toutes les coutumes qu’on nous donne pour des lois admirables, je suis alors au comble de ma joie.

Jugez de tout cela, madame, si je suis un homme fait pour Mme  de Jaucourt. Il m’est impossible de parler à une jeune femme plus d’un demi-quart d’heure. Si elle était philosophe, et qu’elle voulût mépriser également saint Augustin et Calvin, j’aurais alors de belles conférences avec elle.

Pour M. Hume, c’est tout autre chose : vous n’avez qu’à me l’envoyer, je lui parlerai, et surtout je l’écouterai. Nos malheureux Welches n’écriront jamais l’histoire comme lui ; ils sont continuellement gênés et garrottés par trois sortes de chaînes : celles de la cour, celles de l’Église, et celles des tribunaux appelés parlements.

On écrit l’histoire en France comme on fait un compliment à l’Académie française ; on cherche à arranger ses mots de façon qu’ils ne puissent choquer personne. Et puis je ne sais si notre histoire mérite d’être écrite.

J’aime bien autant encore la philosophie de M. Hume que ses ouvrages historiques. Le bon de l’affaire, c’est qu’Helvétius, qui, dans son livre de l’Esprit, n’a pas dit la vingtième partie des choses sages, utiles, et hardies, dont on sait gré à M. Hume et à vingt autres Anglais, a été persécuté chez les Welches, et que son livre y a été brûlé. Tout cela prouve que les Anglais sont des hommes, et les Français des enfants.

Je suis un vieil enfant plein d’un tendre et respectueux attachement pour vous, madame.

  1. Misanthrope, acte II, scène i.
  2. Le Père Adam.