Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5684

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 249-250).

5684. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
22 juin.

Je crois, mes divins anges, toutes réflexions faites, qu’il faut que le roi de Pologne se contente du paquet qui est chez M. Delaleu depuis plus d’un mois, et qu’il fasse comme le roi son gendre et moi chétif : car s’il prend les vingt-cinq exemplaires, il n’en restera plus pour ceux à qui j’en destinais. C’est une négociation que vous pouvez très-bien faire avec M. de Hullin, qui est sans doute un ministre conciliant.

Je vous conjure, mes divins anges, de recommander le plus profond secret[1] à messieurs de la Gazette littéraire. Je ne fais pas grand cas des vers de Pétrarque : c’est le génie le plus fécond du monde dans l’art de dire toujours la même chose ; mais ce n’est pas à moi à renverser de sa niche le saint de l’abbé de Sade.

S’il fait d’aussi grandes chaleurs à Paris que dans ma grande vallée entre les Alpes, la glace de nos roués sera de saison. Le temps n’est pas trop favorable pour une pièce nouvelle ; mais vous savez que vous êtes les maîtres de tout. Je conseille toujours aux acteurs de s’habiller de gaze. L’ex-jésuite qui m’est venu voir, comme vous savez, m’a prié de vous engager à faire une correction importante ; c’est de mettre je me meurs, au lieu de je succombe. Je lui ai dit que l’un était aussi plat que l’autre, et que tout cela était très-indifférent. C’est au second acte[2]. C’est Julie qui parle à Fulvie :

À peine devant vous je puis me reconnaître.
Je me meurs.

Ce je me meurs est en effet plus supportable que je succombe, et sert mieux la déclamation. De plus, il y a un autre succombe dans la même scène, et il ne faut pas succomber deux fois. L’auteur pourra bien succomber lui-même, mais j’espère qu’on n’en saura rien.

Vraiment, mes anges, il faut confier à beaucoup de bavards que je fais Pierre le Cruel, et qu’il sera prêt pour le commencement de l’hiver ; rien ne sera plus propre à dérouter les curieux qui parlent des roués, et qui les attribuent déjà à Helvétius, à Saurin. Il faut les empêcher de venir jusqu’à nous.

Dites-moi un mot, je vous prie, de ces roués, et recommandez bien au fidèle Lekain d’empêcher qu’on n’étrique l’étoffe, qu’on ne la coupe, qu’on ne la recouse avec des vers welches ; il en résulte des choses abominables. Un Gui Duchesne achète le manuscrit mutilé, écrit à la diable ; et l’on est déshonoré dans la postérité, si postérité y a ; cela dessèche le sang, et abrège les jours d’un pauvre homme. Quoi qu’il en soit, je baise le bout de vos ailes avec respect et tendresse.

  1. Pour l’article imprimé dans la Gazette littéraire du 6 juin, et qui est tome XXV, page 186. Mais voyez, dans une note sur la lettre 5694, comment le secret fut gardé.
  2. Scène iv ; voyez tome VI, page 203.