Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5756

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 313-314).

5756. — À M.  D’ALEMBERT.
7 septembre.

Mon cher philosophe, vos lettres sont comme vous au-dessus de notre siècle, et n’ont assurément rien de welche. Je voudrais pouvoir vous écrire souvent pour m’en attirer quelques-unes. C’est donc de votre estomac, et non pas de votre cœur, que vous vous plaignez ! Vos calomniateurs se sont mépris. Il semble qu’on vous injurie, vous autres philosophes, quand on vous soupçonne d’avoir des sentiments. Il paraît que vous en avez en amitié, puisque vous avez été fidèle à M. d’Argenson après sa disgrâce et après sa mort. Vous avez assisté à son enterrement comme son confrère ; mais Simon Lefranc, qui n’est le confrère de personne, a prétendu y être comme parent : il faisait par vanité ce que vous faisiez par reconnaissance.

Vous me parlez souvent d’un certain homme[1]. S’il avait voulu faire ce qu’il m’avait autrefois tant promis, prêter vigoureusement la main pour écraser Écr. l’inf…, je pourrais lui pardonner ; mais j’ai renoncé aux vanités du monde, et je crois qu’il faut un peu modérer notre enthousiasme pour le Nord : il produit d’étranges philosophes. Vous savez bien ce qui s’est passé[2], et vous avez fait vos réflexions. Dieu merci, je ne connais plus que la retraite. Je laisse Mme  Denis donner des repas de vingt-six couverts, et jouer la comédie pour ducs et présidents, intendants et passe-volants, qu’on ne reverra plus. Je me mets dans mon lit au milieu de ce fracas, et je ferme ma porte. Omnia fert ætas[3].

Vraiment j’ai lu ce Dictionnaire diabolique : il m’a effrayé comme vous ; mais le comble de mon affliction est qu’il y ait des chrétiens assez indignes de ce beau nom pour me soupçonner d’être l’auteur d’un ouvrage aussi antichrétien. Hélas ! à peine ai-je pu parvenir à en attraper un exemplaire. On dit que frère Damilaville en a quatre, et qu’il y en a un pour vous. Je suis consolé quand je vois que cette abominable production ne tombe qu’en si bonnes mains. Qui est plus capable que vous de réfuter en deux mots tous ces vains sophismes ? Vous en direz au moins votre avis avec cette force et cette énergie que vous mettez dans vos raisonnements et dans vos bons mots ; et si vous ne daignez pas écrire en faveur de la bonne cause, du moins vous écraserez la mauvaise en disant ce que vous pensez. Votre conversation vaut au moins tous les écrits des saints Pères. En vérité le cœur saigne quand on voit les progrès des mécréants. Figurez-vous que neuf ou dix prétendus philosophes, qui à peine se connaissent, vinrent ces jours passés souper chez moi. L’un d’eux, en regardant la compagnie, dit : « Messieurs, je crois que le Christ se trouvera mal de cette séance. » Ils saisirent tous ce texte. Je les prenais pour des conseillers du prétoire de Pilate ; et cette scène se passait devant un jésuite, à la porte de Calvin ! Je vous avoue que les cheveux me dressaient à la tête. J’eus beau leur représenter les prophéties accomplies, les miracles opérés, et les raisons convaincantes d’Augustin, de l’abbé Houteville, et du Père Garasse, on me traita d’imbécile. Enfin la perversité est venue au point qu’il y a dans Genève une assemblée qu’ils appellent cercle, où l’on ne reçoit pas un seul homme qui croie en Christ ; et quand ils en voient passer un, ils font des exclamations à la fenêtre, comme les petits enfants quand ils voient un capucin pour la première fois. J’ai le cœur serré en vous mandant ces horreurs : elles enflammeront peut-être votre zèle ; mais vous aimez mieux rire que sévir. Conservez-moi votre amitié, elle me servira à finir doucement ma carrière. Je me flatte que votre d’Argenson, mon contemporain, est mort avec componction et avec extrême-onction. C’est là un des grands agréments de ceux qui ont le bonheur de mourir chez vous ; on ne leur épargne, Dieu merci, aucune des consolations qui rendent la mort si aimable. Toutes ces choses-là sont si sages qu’on les croirait inventées par des Welches, s’ils avaient jamais inventé quelque chose. Vale. Je vous conjure de crier que je n’ai nulle part au Portatif.

  1. Le roi de Prusse.
  2. L’assassinat du prince Ivan.
  3. Virgile, Ecl. ix, 52.