Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5785

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 341-342).

5785. — À M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
Ferney, 9 octobre.

Quand la faiblesse et les maladies augmentent, on est un mauvais correspondant, et Votre Excellence est très-indulgente, sans doute, pour les gens de mon espèce. Vous ne devez point d’ailleurs regretter que je ne vous aie pas instruit de ce que Mme de Was peut être. Elle est venue chez moi, mais je ne l’ai point vue. Je me mets rarement à table quand il y a du monde ; ma pauvre santé ne me le permet pas. On dit qu’elle est fort aimable, ce qui est assez indifférent à un pauvre malade.

Vous devriez bien engager les anges à vous faire copier les roués de la fournée nouvelle ; ils vous l’enverraient par le premier courrier que M. le duc de Praslin ferait passer par Turin. Vous jugeriez si, en supprimant quelques morceaux de politique, on a pu jeter plus d’intérêt dans l’ouvrage. La politique est une fort bonne chose, mais elle ne réussit guère dans les tragédies : c’est, je crois, une des raisons pour lesquelles on ne joue plus la plupart des pièces de ce grand Corneille. Il faut parler au cœur plus qu’à l’esprit. Tacite est fort bon au coin du feu, mais ne serait guère à sa place sur la scène.

Au reste, je suis d’autant plus fâché d’avoir renoncé au théâtre que c’est quitter un temple où madame l’ambassadrice est adorée. Je ne peux plus être un de ses prêtres, la vieillesse et la faiblesse m’ont fait réformer. J’ai pris mon congé au même âge que Sarrazin, et j’ai poussé la carrière aussi loin que je l’ai pu. À combien de choses n’est-on pas obligé de renoncer ! L’âge amène chaque jour une privation : il faut bien s’y accoutumer, et n’en pas murmurer, puisqu’on n’est né qu’à ce prix. Il y a une chose qui m’étonnera toujours : c’est comment le cardinal de Fleury a eu la rage d’être premier ministre à l’âge de soixante et quatorze ans ; cela est plus extraordinaire que de faire des enfants à cent années. Je vous souhaite ces deux ministères, et je voudrais alors faire votre panégyrique.

J’ai vu votre petit Anglais, qui a une maîtresse, et point de précepteur. Ils sont tous dans ce goût-là. Nous avons eu longtemps le fils de M. Fox[1]. Il voyageait, à quinze ans, sur sa bonne foi, et dépensait mille guinées par mois : les Welches n’en sont pas encore là.

Je présente mes respects à Leurs Excellences, et je les prie très-instamment de me conserver leurs bontés.

  1. Ce jeune Fox était Charles-Joseph, né en 1748, qui fut orateur célèbre au parlement d’Angleterre, et même ministre. Il est mort le 13 septembre 1806.