Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5793

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 351-352).

5793. — À M.  D’ALEMBERT.
19 octobre.

Non, vous ne brairez point, mon cher et grand philosophe, mais vous frapperez rudement les Welches qui braient. Je vous défie d’être plus indigné que moi de la maligne insolence de ces malheureux qui, dans leurs Lettres sur l’Encyclopédie[1], vous ont attaqué si mal à propos, si indignement, et si mal. Je voudrais bien savoir le nom de ces ennemis du sens commun et de la probité. Ils sont assez lâches pour réimprimer à la fin de leur livre les arrêts du conseil contre l’Encyclopédie. Par là ils invitent le parlement à donner de nouveaux arrêts ; ils embouchent la trompette de la persécution ; et s’ils étaient les maîtres, il est sûr qu’ils verseraient le sang des philosophes sur les échafauds.

Vous souvenez-vous en quels termes s’exprima Omer dans son réquisitoire ? On l’aurait pris pour l’avocat général de Dioclétien et de Galérius : on n’a jamais joint tant de violence à tant de sottises. Il prétendait que s’il n’y avait pas de venin dans certains articles de l’Encyclopédie, il y en aurait sûrement dans les articles qui n’étaient pas encore faits[2]. Les renvois indiquaient visiblement les impiétés des derniers volumes ; au mot Arithmètique, voyez Fraction ; au mot Astre, voyez Lune ; il était clair qu’aux mots Lune et Fraction la religion chrétienne serait renversée : voilà la logique d’Omer.

Votre intérêt, celui de la vérité, celui de vos frères ne demande-t-il pas que vous mettiez dans tout leur jour ces turpitudes, et que vous fassiez rougir notre siècle en l’éclairant ?

Il vous serait bien aisé de faire quelque bon ouvrage sur des points de philosophie intéressants par eux-mêmes, et qui n’auraient point l’air d’être une apologie : car vous êtes au-dessus d’une apologie. Vous exposeriez au public l’infamie de ces persécuteurs ; vous ne mettriez point votre nom, mais ils sentiraient votre main, et ils ne s’en relèveraient pas. Permettez-moi de vous parler encore de ce Dictionnaire portatif ; je sais bien qu’il y en a peu d’exemplaires à Paris, et qu’ils ne sont guère qu’entre les mains des adeptes. J’ai empêché jusqu’ici qu’il n’en entrât davantage, et qu’on ne le réimprimât à Rouen ; mais je ne pourrai pas l’empêcher toujours. On le réimprime en Hollande. Vous me demandez pourquoi je m’inquiète tant sur un livre auquel je n’ai nulle part : c’est qu’on me l’attribue ; c’est que, par ordre du roi, le procureur général prépare actuellement un réquisitoire ; c’est qu’à l’âge de soixante-onze ans, malade, et presque aveugle, je suis prêt à essuyer la persécution la plus violente ; c’est qu’enfin je ne veux pas mourir martyr d’un livre que je n’ai pas fait. J’ai la preuve en main que M. Polier, premier pasteur de Lausanne, est l’auteur de l’article Messie ; ainsi c’est la pure vérité que ce livre est de plusieurs mains, et que c’est un recueil fait par un libraire ignorant.

Par quelle cruauté a-t-on fait courir sous mon nom, dans Paris, quelques lignes de cet ouvrage ? Enfin, mon cher maître, je vous remercie tendrement d’élever votre belle voix contre celle des méchants. Je vous avertis que je serai très-fâché de mourir sans vous revoir.

N B. Un abbé d’Étrée[3], jadis confrère de Fréron, a donné un Portatif au procureur général.

  1. Voyez page 348.
  2. Voyez les notes, tome V, page 382 ; et XXIV, 137.
  3. Voyez tome XXVI, page 136.