Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5926

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 469-471).

5926. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
27 février.

Mon cher ange, il y a des monstres, et ce Vergy est un des plus plats monstres qui aient jamais existé. Ses horribles impertinences[1] sont déjà oubliées pour jamais. C’est le sort de tous ces malheureux qui se croient quelque chose parce qu’ils ont appris à lire et à écrire, et qu’ils ne savent pas que la condition d’un honnête laquais est infiniment supérieure à leur état.

Je fais toujours d’humbles représentations au tyran du tripot. En vérité je commence à croire qu’il n’y a point d’autres fondements de vos querelles que la concurrence du pouvoir suprême. Il me paraît ulcéré de ce que je me suis adressé à vous, et non pas à lui, dans le temps que vous étiez à Paris, et lui à Bordeaux. J’ai nié fortement, j’ai soutenu que j’avais envoyé à Grandval, sous son bon plaisir, les provisions des dignités comiques. Ce procès ne finit point ; le tyran est toujours dans une colère à faire poutfer de rire. Je soutiens mon bon droit avec une véhémence douloureuse et pathétique ; et je ne désespère pas qu’à la fin mon innocence ne l’emporte sur sa tyrannie.

Oserais-je vous supplier, mon divin ange, de dire à M. De Belloi combien je suis enchanté de son succès ? Vous souvenez-vous d’une Mlle de Choiseul, qui, étant près de mourir, et ne pouvant plus coucher avec son amant, pria une de ses amies de coucher avec le sien en sa présence, afin de voir deux heureux avant sa mort ? Je suis à peu près dans ce cas ; je baisse à un point que cela fait pitié. J’ai actuellement chez moi, pour me ragaillardir, un jeune M. de Villette[2] qui sait tous les vers qu’on ait jamais faits, et qui en fait lui-même ; qui chante, qui contrefait son prochain fort plaisamment, qui fait des contes, qui est pantomime, qui réjouirait jusqu’aux habitants de la triste Genève. Dieu m’a envoyé ce jeune homme pour me consoler dans mon dépérissement, et pour égayer ma décrépitude. Le nombre d’originaux qui me passent par les mains est inconcevable. Quand je considère les montagnes de neige dont je suis environné de tous côtés, je n’imagine pas comment les gens aimables peuvent aborder. Voilà assurément une drôle de destinée.

Avouez-moi donc que Mme d’Argental ne tousse plus. Tout le monde tousse dans mon pays. Nous sommes en Sibérie l’hiver, et à Naples l’été.

J’ai été bien attendri du Mémoire d’Élie[3]. J’espère que David payera pour le parlement de Toulouse. Tous les David[4] m’ont toujours paru de méchantes gens. Savez-vous bien que j’ai encore sur les bras une aventure pareille[5] ? Mais comme on n’a été roué cette fois-ci qu’en effigie, et qu’il n’y a qu’une famille entière réduite à la dernière misère, cela ne vaut pas la peine qu’on en parle.

Je rends grâce à M. Marin d’avoir renvoyé mes secrets[6] en Hollande : je crois que son respect pour vous n’y a pas peu contribué.

Mes divins anges, respect et tendresse.

Je crains toujours que mon maudit curé ne me joue quelque tour pour mes dîmes.

  1. Vovez la lettre 5912.
  2. Charles, marquis de Villette, né à Paris le 4 décembre 1736, épousa en 1777 Mlle de Varicourt, que Voltaire appelait Belle et bonne, fut député à la Convention nationale en 1792, et mourut le 9 juillet 1793. On a de lui quelques écrits.
  3. Mémoire pour dame Anne-Rose Cabibel, veuve Calas, et pour ses enfants ; voyez le n° xiii de la note, tome XXIV, page 366.
  4. Depuis le roi David jusqu’à David le libraire ; voyez la note, tome XLII, page 431.
  5. Celle des Sirven ; voyez tome XXV, page 517.
  6. Les Lettres secrètes, publiées par Robinet (voyez tome XXV, page 59, et XXVI, 135), et au sujet desquelles Voltaire avait écrit à Marin (voyez lettre 5829), qui, censeur royal et de la police, et secrétaire général de la librairie de France, avait, comme on voit, les moyens d’empêcher la vente publique de l’ouvrage en France.