Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5927

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 471-472).

5927. — À M.  LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
27 février.

Mon héros, si vous êtes assez sûr de votre fait pour qu’on hasarde de vous envoyer le livre diabolique[1] que vous demandez, les gens que j’ai consultés disent qu’ils vous en feront tenir un exemplaire par la voie de Lyon ; cela est très-rare, mais on en trouvera pour vous. Je serais bien fâché d’ailleurs qu’on me soupçonnât d’avoir la moindre part au Philosophique portatif. M. le duc de Praslin, qui connaît parfaitement mon innocence, a assuré le roi que je n’étais point l’auteur de ce pieux ouvrage ; ainsi n’allez pas, s’il vous plaît, me défendre comme Scaramouche défendait Arlequin, en avouant qu’il était un ivrogne, un gourmand, un débauché attaqué de maladies honteuses, et s’excusant envers Arlequin en lui disant que c’était des fleurs de rhétorique.

Je n’entends rien aux plaintes que les Bretons font de moi ; elles sont apparemment aussi bien fondées que leurs griefs contre M. le duc d’Aiguillon. Je n’ai jamais rien écrit de particulier sur la Bretagne, dans mes bavarderies historiques ; les Périgourdins et les Basques seraient aussi bien fondés à se plaindre.

À l’égard du tripot, il est vrai que j’ai demandé mon congé, attendu que je suis entré dans ma soixante-douzième année, en dépit de mes estampes, qui, par un mensonge imprimé, me font naître le 20 de novembre quand je suis né le 20 de février. Il est vrai que la faction ennemie du conseil de Genève trouva mauvais, il y a quelques années, que les enfants des magistrats de la plus illustre et de la plus puissante république du monde se déshonorassent au point de venir jouer quelquefois la comédie chez moi, dans le petit et profane royaume de France ; mais on se moqua de ces polissons. Ce n’est pas assurément pour eux que j’ai détruit mon théâtre ; c’est pour avoir des chambres de plus à donner, et pour loger votre suite, si jamais vous accompagnez Mme  la comtesse d’Egmont sur les frontières d’Italie. Je me défais de mes Délices pour une autre raison : c’est qu’ayant la plus grande partie de mon bien sur M. le duc de Wurtemberg, et mes affaires n’étant pas absolument arrangées avec lui, j’ai craint de mourir de faim aussi bien que de vieillesse. Pardonnez, mon héros, la naïveté avec laquelle je prends la liberté de vous exposer toutes mes pauvres petites misères.

Je vous dirai toujours très-véritablement que je m’adressai à Grandval, que c’est à lui seul que j’écrivis[2], en vertu du privilège que vous m’aviez confirmé ; que je mis dans ma lettre ces propres mots : Avec l’approbation de messieurs les premiers gentilshommes de la chambre.

Je vous prie de considérer que je puis avoir besoin, avant ma mort, de faire un petit voyage à Paris pour mettre ordre aux affaires de ma famille ; que peut-être c’est un moyen d’exciter quelques bontés pour moi que de procurer quelques petits succès à mes anciennes sottises théâtrales, et que je ne peux obtenir ce succès qu’avec les meilleurs acteurs. Je me mets entièrement sous votre protection. On m’a mandé que Nanine avait été jouée détestablement, et reçue de même. Vous savez que tout dépend de la manière dont les pièces sont représentées, et vous ne voudriez pas m’avilir. Voyez donc si vous voulez me permettre de vous envoyer la distribution de mes rôles d’après la voix publique, qu’il faut toujours écouter. Ayez pitié d’un vieux quinze-vingt qui vous est attaché depuis cinquante années avec le plus tendre respect.

  1. Le Dictionnaire philosophique portatif.
  2. Cette lettre à Grandval est perdue : il en a déjà été parlé dans la lettre 5849.