Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5998

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 539-542).

5998. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
22 avril.

Il faut donc que vous sachiez, madame, qu’il y avait un prêtre dans mon voisinage ; son nom était d’Étrée. Ce n’était point la belle Gabrielle, et ce n’était point le cardinal d’Estrées : car c’était un petit laquais natif du village d’Étrée, lequel vint à Paris faire des brochures, se mettre dans ce qu’on appelle les ordres sacrés, dire la messe, faire des généalogies, dénoncer son prochain, et qui enfin a obtenu un prieuré à ma porte, et non pas à ma prière.

Il était là le coquin, et il écrivait en cour, comme nous disons nous autres provinciaux ; il écrivait même en parlement, et il y avait du bruit, et j’étais très-peu lié avec Mme  de Jaucourt, et je ne savais pas si elle était plus philosophe qu’huguenote ; et il y a des occasions où il faut ne se mêler absolument de rien : m’entendez-vous à présent ?

M’entendez-vous, madame ? et ignorez-vous combien l’Inquisition est respectable ? Vous êtes au physique malheureusement comme les rois sont au moral ; vous ne voyez que par les yeux d’autrui. Mandez-moi s’il y a sûreté ; et soyez très-sûre que toutes les fois qu’on pourra vous amuser sans rien risquer, sans vous compromettre, on n’y manquera pas.

Ma situation est un peu épineuse ; il y a des curieux qui ouvrent quelquefois les lettres arrivantes de Genève. Vous m’entendez parfaitement, et vous devez savoir que je vous suis tendrement attaché. Je donnerai, quand on voudra, un de mes yeux pour vous faire rattraper les deux vôtres.

M. le chevalier de Boufflers, avec son esprit, sa candeur, sa gaucherie pleine de grâces, et la bonté de son caractère, ne sait ce qu’il dit. Le fait est que je suis dans un climat singulier, qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu. Il y a, dans une vaste enceinte de quatre-vingts lieues, un horizon bordé de montagnes couvertes d’une neige éternelle. Il part quelquefois de cet olympe de neige un vent terrible qui aveugle les hommes et les animaux ; c’est ce qui est arrivé à mes chevaux et à moi par notre imprudence. Mes yeux ont été deux ulcères pendant près de deux ans. Une bonne femme m’a guéri à peu près ; mais quand je m’expose à ce maudit vent, adieu la vue. C’était à M. Tronchin à m’enseigner ce qu’il fallait faire, et c’est une vieille ignorante qui m’a rendu le jour.

Il faut, à la gloire des bonnes femmes, que je vous dise que, dans notre pays, nous sommes fort sujets au ver solitaire, à ce ver de quinze ou vingt aunes de long, qui se nourrit de notre substance, comme cela doit être dans le meilleur des mondes possibles. C’est encore une bonne femme qui en guérit, et le grand Tronchin en raisonne fort bien.

Sachez encore, madame, que les femmes commencent à inoculer la petite vérole, qu’elles en font un jeu, tandis que votre parlement donne des arrêts contre l’inoculation, et que vos facultés welches disent des sottises. Voyez donc combien je respecte le beau sexe.

La Destruction des jésuites[1] est la destruction du fanatisme. C’est un excellent ouvrage ; aussi votre inquisition welche l’a-t-elle défendu. Il est d’un homme supérieur qui vient quelquefois chez vous : c’est un esprit juste, éclairé, qui fait des Welches le cas qu’il en doit faire ; il contribue beaucoup à détruire, chez les honnêtes gens, le plus absurde et le plus abominable système qui ait jamais affligé l’espèce humaine. Il rend en cela un très-grand service ; avec le temps les Welches deviendront Anglais. Dieu leur en fasse la grâce !

M. le président Hénault ma mandé qu’il avait quatre-vingt-un ans[2] : je ne le croyais pas. La bonne compagnie devrait être de la famille de Mathusalem. J’espère du moins que vous et vos amis serez de la famille de Fontenelle[3]. Mais voici le temps de dire avec l’abbé de Chaulieu[4] :


Ma raison m’a montré, tant qu’elle a pu paraître,
Que rien n’est en effet de ce qui ne peut être ;
Que ces fantômes vains sont enfants de la peur, etc.


Voici surtout le temps de vivre pour soi et ses amis, et de sentir le néant de toutes les brillantes illusions.

Mme  la maréchale de Luxembourg n’a point répondu au petit mémoire[5] dont vous me parlez. Il est clair que son protégé[6] a tort avec moi : mais il est sûr aussi que je ne m’en soucie guère, et que je plains beaucoup ses malheurs et sa mauvaise tête.

Vous ne me parlez point des Calas. N’avez-vous pas été un peu surprise qu’une famille obscure et huguenote ait prévalu contre un parlement, que le roi lui ait donné trente-six mille livres[7], et qu’elle ait la permission de prendre un parlement à partie ? On a imprimé à Paris une lettre que j’avais écrite à un de mes amis, nommé Damilaville[8] ; on y trouve un fait singulier qui vous attendrirait, si vous pouviez avoir cette lettre.

En voilà, madame, une un peu longue, écrite toute de ma main : il y a longtemps que je n’en ai tant fait ; je crois que vous me rajeunissez.

Je tâcherai de vous faire parvenir tout ce que je pourrai par des voies indirectes. Quand vous aurez quelques ordres à me donner, ayez la bonté de faire adresser la lettre à M. Wagnière, chez M. Souchai, négociant à Genève ; et ne faites point cacheter avec vos armes. Avec ces précautions, l’on dit ce que l’on veut ; et c’est un grand plaisir, à mon gré, de dire ce qu’on pense.

Adieu, madame ; je suis honteux d’avoir recouvré un peu la vue pour quelques mois, pendant que vous en êtes privée pour toujours. Vous avez besoin d’un grand courage dans le meilleur des mondes possibles. Que ne puis-je servir à vous consoler !

  1. Sur la Destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé (d’Alembert), 1765, in-12.
  2. Le président Hénault étant né le 8 février 1685 n’avait que soixante-dix-neuf ans et un peu plus de deux mois à la fin d’avril 1764, année dans laquelle on a jusqu’à présent classé cette lettre de Voltaire à Mme  du Deffant. Depuis le 8 février 1765, le président avait commencé sa quatre-vingt-unième année, et la lettre peut être de cette année. (B.)
  3. Qui mourut à cent ans moins un mois et deux jours, a dit Voltaire, tome IV, page 74.
  4. Dans une Épître au marquis de La Fare.
  5. Voyez la lettre 5875.
  6. J. -J. Rousseau.
  7. Voyez lettre 5990.
  8. Celle du 1er mars, n° 5929.