Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5999

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 542-543).

5999. — À M. DAMILAVILLE.
24 avril.

En réponse à votre lettre du 18, mon cher frère, j’embrasse tendrement Platon-Diderot. Par ma foi, j’embrasse aussi l’impératrice de toute Russie. Aurait-on soupçonné, il y a cinquante ans, qu’un jour les Scythes récompenseraient si noblement dans Paris la vertu, la science, la philosophie, si indignement traitées parmi nous ? Illustre Diderot, recevez les transports de ma joie[1].

Je ne peux faire la moindre attention aux tracasseries de la Comédie : cela peut amuser Paris ; pour moi, je suis rempli d’autres idées : la générosité russe, la justice rendue aux Calas, celle qu’on va rendre aux Sirven, saisissent toutes les puissances de mon âme. On travaille à force à la condamnation[2] du cuistre théologien, dénonciateur, sot, et fripon ; la bonne cause triomphe sourdement. Nouvelle édition du Portatif en Hollande, à Berlin, à Londres ; réfutations de théologiens qu’on bafoue ; tout concourt à établir le règne de la vérité.

Vous aurez l’abbé Bazin[3] avant qu’il soit peu, n’en doutez pas. Vous devriez envoyer un ruban[4] à Mme du Deffant ; vraiment il ne faut lui envoyer rien du tout, si elle trahit les frères. De quoi s’avise-t-elle, à son âge, et aveugle, de forcer des hommes de mérite à la haïr !


Sans concourir au bien, prôner la bienfaisance !


Hélas ! elle ne sait pas que sans les philosophes le sang des Calas n’aurait jamais été vengé.

Mon cher frère, faut-il que je meure sans vous avoir vu de mes yeux, que le printemps guérit un peu ? Je vous vois de mon cœur. Écf. l’inf…

  1. L’impératrice (Catherine II avait envoyé seize mille francs à Diderot, dont quinze mille francs pour prix de sa bibliothèque, dont elle lui laissait la jouissance pendant sa vie, et mille francs pour première année d’une rente viagère ou traitement comme conservateur de cette bibliothèque.
  2. C’est-à-dire à l’impression des Observations de l’abbé Morellet, dont on peut voir l’intitulé page 525.
  3. La Philosophie de l’Histoire, publiée sous le nom de l’abbé Bazin.
  4. La nouvelle édition du Catéchisme de l’Honnête Homme ; voyez tome XXIV, page 523.