Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6027

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Correspondance de Voltaire/1765
Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 564-566).

6027. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Genève, 22 mai.

Mes divins anges, on vient de me dire tout ce que vous aviez donné charge de dire, et je suis demeuré confondu de la demi-feuille copiée et de cette question : Quel est donc ce Damilaville[1] ? Hélas ! mes chers anges, plût à Dieu qu’il y eût beaucoup de citoyens comme ce Damilaville ! Je ne ferai point de remarques sur tout cela, parce qu’il n’y en a point à faire ; je vous demanderai seulement si cette demi-feuille est si méchante. Je crois que cette lettre vous parviendra sûrement, puisque je l’adresse à Lyon, sous l’enveloppe de M. de Chauvelin. Cette voie déroutera les curieux, et vous pourrez m’écrire en toute sûreté sous l’enveloppe de M. Camp, banquier à Lyon, en ne cachetant point avec vos armes, et en mettant sur la lettre : « A M. Wagnière, chez M. Souchai, à Genève. »

Je vois bien que la persécution des jansénistes est forte. On a renvoyé le ballot de la Destruction jésuitique de notre philosophe d’Alembert, parce qu’il y a quatre lignes contre les convulsionnaires[2]. On taxe à présent d’irréligion un savant livre[3] d’un théologien qui témoigne à chaque page son respect pour la religion, et qui ne dit que des vérités qu’il faut être aveugle pour ne pas reconnaître. On m’impute ce livre sans le moindre prétexte, comme si j’étais un rabbin, et comme si l’auteur de Mérope et d’Alzire était enfariné des sciences orientales. Il ne dépend pas de moi de rendre les fanatiques sages, et les fripons honnêtes gens ; mais il dépend de moi de les fuir. Je vous demande en grâce de me dire si vous me le conseillez. Je suis, quoi qu’on en dise, dans ma soixante-douzième année ; je me vois chargé d’une famille assez nombreuse, dont la moitié est la mienne, et dont l’autre moitié est une famille que je me suis faite.

J’ai commencé des entreprises utiles et chères, et le petit canton que j’habite commençait à devenir heureux et florissant par mes soins. S’il faut abandonner tout cela, je m’y résoudrai, j’irai mourir ailleurs ; il est arrivé pis à Socrate. Je sais qu’il y a certaines armes contre lesquelles il n’y a guère de boucliers.

Ayez la bonté, je vous en prie, de me dire à quel point ces armes sont affilées. Je vous avoue que je serais curieux de voir cette demi-feuille. Il est minuit, il y a trois heures que je dicte ; je n’en puis plus ; pardonnez-moi de finir sitôt, c’est bien à mon grand regret.

  1. Il s’agit, ici de quelques passages d’une lettre à M. Damilaville, interceptée à la poste, et peut-être falsifiée : car on sait que les lettres montrées au gouvernement ne sont pas toujours d’exactes copies des lettres ouvertes. (K.)

    — Voltaire reparle de demi-feuille dans sa lettre 6034, et il paraît que cette demi-feuille, objet des indiscrétions d’employés de la poste, contenait une consultation pour Damilaville.

  2. D’Alembert disait : « La folie des convulsions… avait achevé d’avilir les Jansénistes en les rendant ridicules. »
  3. La Philosophie de l’Histoire.