Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6068

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 27-28).

6068. — DE M.  D’ALEMBERT.
16 juillet.

Mon cher et illustre maître, je reçois à l’instant votre lettre du 8, que M. de Villette m’envoie de sa campagne ; et comme il serait trop long et peut-être peu sûr de vous répondre par son canal, en son absence je profite de l’occasion de Mlle  Clairon pour vous ouvrir mon cœur. Il est très-vrai que j’ai écrit tout ce qu’on vous a dit[1] ; mais comme cela n’intéresse point le roi, je croyais pouvoir écrire en sûreté, persuadé qu’on ne rendrait compte qu’à lui de ce que pouvaient contenir mes lettres. Il n’est pas moins vrai que l’homme en place dont vous me parlez[2] est parvenu à se rendre l’exécration des gens de lettres, dont il lui était si facile de se faire aimer. Je crois bien qu’il me hait, et je me pique de reconnaissance ; cependant je n’imagine pas qu’il influe beaucoup dans le refus ou le délai de ma pension : je crois plutôt que les dévots de la cour ont fait peur au ministre, qui n’ose le dire pourtant, et qui donne de son délai toutes sortes de mauvaises raisons. Au reste, je vous laisse le maître de faire les démarches que vous jugerez utiles, pourvu que ces démarches ne m’engagent à rien : ce qui est bien certain, c’est que je n’en ferai pour ma part aucune. Le roi de Prusse m’a déjà fait écrire, et j’attends une lettre de lui. On me dit de sa part que la place de président est toujours vacante, qu’elle m’attend, et que, pour cette fois, il espère que je ne la refuserai pas ; mais ma santé ne me permet plus de me transplanter, et puis je suis plus amoureux de la liberté que jamais, et si je quittais la France (ce qui pourrait bien arriver si le roi de Prusse venait à mourir), ce serait pour aller dans un pays libre. Il est sûr que cette France m’est bien odieuse, et que si ma raison est pour la Grèce, assurément mon cœur n’y est pas. Tous les savants de l’Europe sont déjà informés par moi ou par d’autres de l’indignité absurde avec laquelle on me traite, et quelques-uns m’en ont déjà témoigné leur indignation. Il arrivera de mon affaire ce qui plaira au destin. Je quitterai Paris du moment où je ne pourrai plus y vivre, et j’irai m’enterrer dans quelque solitude. On me fera tout le mal qu’on voudra : j’espère que mes amis, le public, et les étrangers, me vengeront. Adieu, mon cher maître ; je ne vous dis rien de la porteuse de cette lettre ; elle porte sa recommandation avec elle. Adieu.

  1. Voyez lettre 6060.
  2. Le duc de Choiseul ; voyez la lettre du 13 août.