Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6069

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6069. — DE M. LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC[1].

à m. ***.
Au château de Dirac, ce 20 juillet.

J’ai lu dans une feuille, mon vertueux ami, intitulée l’Année littéraire, une satire à l’occasion de la justice rendue à la famille des Calas par le tribunal suprême de messieurs les maîtres des requêtes ; elle a indigné tous les honnêtes gens, on m’a dit que c’est le sort de ces feuilles.

L’auteur, par une ruse à laquelle personne n’est jamais pris, feint qu’il a reçu de Languedoc une Lettre d’un philosophe protestant. Il fait dire à ce prétendu philosophe que si on avait jugé les Calas sur une lettre de M. de Voltaire, qui a couru dans l’Europe, on aurait eu une fort mauvaise idée de leur cause. L’auteur des feuilles n’ose pas attaquer messieurs les maîtres des requêtes directement ; mais il semble espérer que les traits qu’il porte à M. de Voltaire retomberont sur eux, puisque M. de Voltaire avait agi sur les mêmes preuves.

Il commence par vouloir détruire la présomption favorable que tous les avocats ont si bien fait valoir, qu’il n’est pas naturel qu’un père assassine son fils sur le soupçon que ce fils veut changer de religion, il oppose à cette probabilité reconnue de tout le monde l’exemple de Junius Brutus, qu’on prétend avoir condamné son fils à la mort. Il s’aveugle au point de ne pas voir que Junius Brutus était un juge qui sacrifia, en gémissant, la nature à son devoir. Quelle comparaison entre une sentence sévère et un assassinat exécrable ! entre le devoir et un parricide ! et quel parricide encore ! Il fallait, s’il eût été en effet exécuté, que le père et la mère, un frère et un ami, en eussent été également coupables.

Il pousse la démence jusqu’à oser dire que si les fils de Jean Calas ont assuré « qu’il n’y eut jamais de père plus tendre et plus indulgent, et qu’il n’avait jamais battu un seul de ses enfants », c’est plutôt une preuve de simplicité de croire cette déposition qu’une preuve de l’innocence des accusés.

Non, ce n’est pas une preuve juridique complète, mais c’est la plus grande des probabilités ; c’est un motif puissant d’examiner, et il ne s’agissait alors, pour M. de Voltaire, que de chercher des motifs qui le déterminassent à entreprendre une affaire si intéressante, dans laquelle il fournit depuis des preuves complètes, qu’il fit recueillir à Toulouse.

Voici quelque chose de plus révoltant encore. M. de Voltaire, chez qui je passai trois mois, auprès de Genève, lorsqu’il entreprit cette affaire, exigea, avant de s’y exposer, que Mme Calas, qu’il savait être une dame très-religieuse, jurât, au nom du Dieu qu’elle adore, que ni son mari ni elle n’étaient coupables. Ce serment était du plus grand poids, car il n’était pas possible que Mme Calas fit un faux serment pour venir à Paris s’exposer au supplice ; elle était hors de cause, rien ne la forçait à faire la démarche hasardeuse de recommencer un procès criminel, dans lequel elle aurait pu succomber. L’auteur des feuilles ne sait pas ce qu’il en coùterait à un cœur qui craint Dieu de se parjurer ; il dit que c’est là un mauvais raisonnement, que « c’est comme si quelqu’un aurait interrogé un des juges qui condamnèrent Calas, etc. »

Peut-on faire une comparaison aussi absurde ? Sans doute le juge fera serment qu’il a jugé suivant sa conscience ; mais cette conscience peut avoir été trompée par de faux indices, au lieu que Mme Calas ne saurait se tromper sur le crime qu’on imputait alors à son mari, et même à elle. Un accusé sait très-bien dans son cœur s’il est coupable ou non ; mais le juge ne peut le savoir que par des indices souvent équivoques. Le faiseur de feuilles a donc raisonné avec autant de sottise que de malignité, car je dois appeler les choses par leur nom.

Il ose nier qu’on ait cru dans le Languedoc que les protestants ont un point de leur secte qui leur permet de « donner la mort à leurs enfants qu’ils soupçonnent de vouloir changer de religion, etc. » ; ce sont les paroles de ce folliculaire.

Il ne sait donc pas que cette accusation fut si publique et si grave que M. Sudre, fameux avocat de Toulouse, dont nous avons un excellent mémoire en faveur de la famille Calas[2], réfute cette erreur populaire, pages 59, 60 et 61 de son factum. Il ne sait donc pas que l’Église de Genève fut obligée d’envoyer à Toulouse une protestation solennelle contre une si horrible accusation.

Il ose plaisanter, dans une affaire aussi importante, sur ce qu’on écrivait à l’ancien gouverneur du Languedoc, et à celui de Provence, pour obtenir, par leur crédit, des informations sur lesquelles on pût compter : que pouvait-on faire de plus sage ?

Je ne dirai rien des petites sottises littéraires que cet homme ajoute dans sa misérable feuille. L’innocence des Calas, l’arrêt solennel de messieurs les maîtres des requêtes, sont trop respectables pour que j’y mêle des objets si vains. Je suis seulement étonné qu’on souffre dans Paris une telle insolence, et qu’un malheureux, qui manque à la fois à l’humanité et au respect qu’il doit au conseil, abuse impunément, jusqu’à ce point, du mépris qu’on a pour lui.

Je demande pardon à M. de Voltaire d’avoir mêlé ici son nom avec celui d’un homme tel que Fréron ; mais puisqu’on souffre à Paris que les écrivains les plus déshonorés outragent le mérite le plus reconnu, j’ai cru qu’il était permis à un militaire, que l’honneur anime, de dire ce qu’il pense ; et j’en suis si persuadé que vous pouvez, mon cher philosophe, faire part de mes réflexions à tous ceux qui aiment la vérité.

Vous savez à quel point je vous suis attaché.


d’Argence.

  1. Un soi-disant, philosophe protestant avait critiqué dans l’Année littéraire, la lettre de Voltaire à Damilaville du 1er mars. D’Argence, après avoir vainement, prié Voltaire de répliquer, écrivit lui-même contre le philosophe protestant, et, sa lettre parut imprimée avec la lettre de Voltaire qu’on trouvera plus loin sous la date du 24 auguste.
  2. Ce mémoire est celui mentionné sous le n° ii dans la note, tome XXIV, page 365.