Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6110

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 64-65).

6110. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
17 septembre.

Mes divins anges, je vois bien que je ne connaissais pas encore ce public inconstant que je croyais connaître. Je ne me doutais pas qu’il dût approuver avec tant de transports ce qu’il avait condamné avec tant de mépris. Vous souvenez-vous qu’autrefois, lorsque Vendôme disait à la dernière scène : Es-tu content, Coucy[1] ? les plaisants répondaient : Couci-couci. J’ai retrouvé ici, dans mes paperasses, deux tragédies d’Adèlaïde[2] ; elles sont toutes deux fort différentes, et probablement la troisième, qu’on a jouée à la Comédie, diffère beaucoup des deux autres. Je fais toujours mon thème en plusieurs façons. Il est à croire que Lekain fera imprimer à son profit cette Adélaïde qu’on vient de représenter ; mais je pense qu’il conviendrait qu’il m’envoyât une copie bien exacte, afin qu’en la conférant avec les autres je pusse en faire un ouvrage supportable à la lecture, et dont le succès fût indépendant du mérite des acteurs. C’est sur quoi je vous demande vos bous offices auprès de Lekain, car je vous demande toujours des grâces.

À l’égard des roués[3], j’attends toujours votre paquet et vos ordres ; le petit jésuite a sa préface toute prête ; mais il dit qu’il ne faut pas s’attendre à de grands mouvements de passions dans un triumvir, et que cette pièce est plus faite pour des lecteurs qui réfléchissent que pour des spectateurs qu’il faut animer. Il sait de plus que le pardon d’Octave à Pompée ne peut jamais faire l’effet du pardon d’Auguste à Cinna, parce que Pompée a raison et que Cinna a tort, et surtout parce que ceux qui sont venus les premiers ne laissent point de place à ceux qui viennent les seconds.

Je sais bien que j’ai été un peu trop loin avec Mlle  Clairon[4] ; mais j’ai cru qu’il fallait un tel baume sur les blessures qu’elle avait reçues au For-l’Évêque. Elle m’a paru d’ailleurs aussi changée dans ses mœurs que dans son talent ; et plus on a voulu l’avilir, et plus j’ai voulu l’élever.

J’espère qu’on me pardonnera un peu d’enthousiasme pour les beaux-arts ; j’en ai dans l’amitié, j’en ai dans la reconnaissance.

  1. Voyez tome III, pages 77 et 136.
  2. Les variantes données dans le tome III sont assez considérables pour qu’on puisse regarder les deux versions comme deux tragédies. Mais l’auteur ne se borna pas à ces changements : le Duc d’Alençon, le Duc de Foix et Alamire, sont encore le même sujet traité différemment. Alamire n’est point imprimée ; voyez tome III, page 79.
  3. La tragédie du Triumvirat.
  4. Dans l’Épître à mademoiselle Clairon.