Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6137

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 87-88).

6137. — À M.  D’ALEMBERT.
16 octobre.

Mon cher et vrai et grand philosophe, Mme  de Florian, qui retourne à Paris, vous dira combien vous êtes aimé à Ferney, et combien l’injustice qu’on vous fait nous a paru welche ; mais, en récompense, on dit qu’on donne une pension à l’auteur du Siège de Calais, et à ceux du Journal chrétien. Il y a des choses bien humiliantes dans l’espèce humaine ; mais il n’y en a point de plus honteuse que de voir continuellement les arts jugés par des Midas.

Votre aventure fait tort à la nation, ou plutôt à ceux qui la gouvernent par leurs premiers commis. Je rougis quand je songe qu’on vous a refusé chez vous la vingtième partie de ce qu’on vous a offert dans les pays étrangers. Le mérite, les talents, la réputation, seront-ils donc regardés comme les ennemis de l’État ?

Quoi ! vous ne voulez pas croire que Jean-Jacques, pour avoir la sainte communion huguenote, a promis (page 90[1]) « de s’élever clairement contre l’ouvrage infernal De l’Esprit, qui, suivant le principe détestable de son auteur, prétend que sentir et juger sont une seule et même chose, ce qui est évidemment établir le matérialisme ». Cela est écrit et signé de la main de Jean-Jacques, et frère Damilaville vous apporte l’exemplaire d’où ces belles paroles sont tirées. En vérité les Welches valent encore mieux que les Genevois. Vous êtes un peu vengé à présent de ces déistes honteux ; les prêtres sont dans la boue, et les citoyens dans un orage. Le conseil et les bourgeois sont divisés plus que jamais, et je crois que le conseil a tort, parce que des magistrats veulent toujours étendre leur pouvoir, et que le peuple se borne à ne vouloir pas être opprimé. Au milieu de toutes ces querelles, l’inf… est dans le plus profond mépris. On commence de tous côtés à ouvrir les yeux. Il y a certains livres dont on n’aurait pas confié le manuscrit à ses amis il y a quarante ans, dont on fait six éditions en dix-huit mois[2]. Bayle parait aujourd’hui beaucoup trop timide. Vous sentez bien que le fanatisme écume de rage à mesure que le jour de la raison commence à faire. J’espère que du moins, cette fois-ci, les parlements combattront pour la philosophie sans le savoir. Ils sont forcés de soutenir les droits du roi contre les usurpations des évêques. On ne s’était pas douté que la cause des rois fût celle des philosophes ; cependant il est évident que des sages qui n’admettent pas deux puissances sont les premiers soutiens de l’autorité royale. La raison dit que les prêtres ne sont faits que pour prier Dieu ; les parlements sont en ce point d’accord avec la raison.


Grâce aux préventions de leur esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous[3].


J’ai passé des jours délicieux avec frère Damilaville, et je voudrais vivre et mourir entre vous et lui. Ne pouvant remplir ce désir, je souhaite au moins que les sages de Paris soient unis entre eux.

Cinq ou six personnes de votre trempe suffiraient pour faire trembler l’inf… et pour éclairer le monde. C’est une pitié que vous soyez dispersés sans étendard et sans mot de ralliement. Si jamais vous faites quelque ouvrage en faveur de la bonne cause, frère Damilaville me le fera tenir avec sûreté ; vous ne serez pas compromis par des bavards comme vous l’avez été.

On mettra le nom de feu M. Boulanger à la tête de l’ouvrage. Vous êtes comptable de votre temps à la raison humaine. Ayez l’inf… en exécration, et aimez-moi ; comptez que je le mérite par les sentiments que j’aurai pour vous jusqu’au jour où je rendrai mon corps aux quatre éléments ; ce qui arrivera bientôt, car j’ai une faiblesse continue avec des redoublements.

  1. C’est aux pages 33-54 du Recueil cité dans une note sur la lettre 6098.
  2. Voltaire veut sans doute parler du Dictionnaire philosophique.
  3. Britannicus, acte V, scène i.