Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6136

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 85-87).

6136. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
16 octobre.

J’ai vu, madame, votre Écossais[1], qui aurait droit d’être fier comme un Écossais, si on pouvait être fier en proportion de ses connaissances et de son mérite. Il m’a dit que, malgré la mélancolie dont vous me parlez, vous conservez une imagination charmante dans la société. Il n’y a point de dédommagement pour les deux yeux, mais il y a de grandes consolations. Voici bientôt le temps où je vais perdre la vue ; mes détestables fluxions me reprennent dans l’automne et l’hiver ; je suis précisément comme Pollux, qui ne voyait le jour que six mois de l’année.

Nous avons beaucoup parlé de vous et de M. le président Hénault. Vous savez bien que je m’intéresserai tendrement à l’un et à l’autre jusqu’au dernier moment de ma vie. Il me manda, par sa dernière lettre, que tout doit finir. Rien n’est plus vrai : tous les êtres animés ne sont nés qu’à cette condition ; mais il faut bien se souvenir que Cicéron, qui était premier président du parlement de Rome, dit souvent dans ses lettres, et quelquefois même au sénat romain, que la mort n’est que la fin des douleurs. César, qui a conquis et gouverné votre pays des Welches, pensait de même, et ces deux messieurs valaient bien le Père Elisée[2].

En attendant, il faut s’amuser. Mme de Florian, ma nièce, vous fera tenir, avec cette lettre, quelques feuilles imprimées[3] que j’ai trouvées chez un curieux. Il y a une lettre sur Mlle de Lenclos, écrite à un ministre huguenot, qui pourra vous égayer quelques minutes. Il y a quelques chapitres métaphysiques qui pourront vous ennuyer, et d’autres où l’on ne dit que des choses que vous savez, et que vous dites beaucoup mieux.

J’y joins un autre ouvrage qu’on appelle le Dictionnaire philosophique. Des méchants me l’ont imputé ; c’est une calomnie atroce dont je vous demande justice. Je suis fâché qu’un livre si dangereux soit si commode pour le lecteur ; on l’ouvre et on le ferme sans déranger les idées. Les chapitres sont variés comme ceux de Montaigne, et ne sont pas si longs.

On m’assure que cette édition-ci est plus ample[4] et plus insolente que toutes les autres. Je ne l’ai pas vue ; vous en jugerez : et je la condamne s’il y a du mal.

Je vous dirai cependant, à ma honte, que j’aime assez en général tous ces petits chapitres qui ne fatiguent point l’esprit.

Je vais faire chercher encore une Pucelle pour vous amuser ; mais je doute que j’aie le temps de la trouver avant le départ de Mme de Florian. On trouve rarement des pucelles chez ces marauds d’huguenots de Genève.

Je ne sors jamais de chez moi, et je m’en trouve bien : on a tous ses moments à soi ; et la vie est si courte qu’il n’en faut pas perdre un quart d’heure.

Je suis fâché que vous preniez en aversion nos pauvres philosophes. Si vous croyez qu’ils marchent un peu sur mes traces, je vous prie de ne pas battre ma livrée.

Je sais toute l’histoire de la petite vérole de Mme la duchesse de Boufflers. S’il était vrai qu’elle eût été en effet bien inoculée, et qu’elle eût eu la petite vérole naturelle après l’artificielle, cela serait triste pour elle[5] ; mais ce serait un exemple unique entre vingt mille ; et les exceptions rares n’ôtent rien à la force des lois générales.

Je n’étais pas instruit de la maladie de Mme la maréchale de Luxembourg. Elle n’a point répondu à une lettre[6] qui méritait assurément une réponse ; mais je m’intéresserai toujours à elle comme si elle répondait.

Adieu, madame ; je vous aimerai toujours sans la plus légère diminution. Je souhaite que vous soyez la moins malheureuse qu’on puisse être sur ce ridicule petit globe.

  1. James Mac-Donald ; voyez une note sur la lettre 5967.
  2. Jean-François Copel, connu sous le nom du Père Élisée, était un carme qui prêcha avec quelque succès. Ses sermons sont imprimés. Né à Besançon en 1726, il mourut à Pontarlier en 1783.
  3. C’était le tome III des Nouveaux Mélanges, contenant le morceau Sur mademoiselle de Lenclos, qui est au tome XXIII, page 507.
  4. Nous avons donné, tome XLIII, page 405, l’indication de huit articles ajoutés dans une réimpression du Dictionnaire philosophique. Une autre édition fut encore augmentée de seize articles ; voyez L’Avertissement de Beuchot, tome XVII.
  5. L’inoculation n’avait produit sur Mme de Boufflers aucune fièvre, ainsi que l’explique le docteur Gatti dans une Lettre imprimée dans la Gazette littéraire du 1er septembre 1765, et contenant l’histoire de l’inoculation de Mme de Boufflers.
  6. Celle du 9 janvier, n° 5875.