Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6155
Mon cher ami, plus je réfléchis sur la honteuse injustice qu’on fait à M. d’Alembert, plus je crois que le coup part des ennemis de la raison : c’est cette raison qu’on craint et qu’on hait, et non pas sa personne. Je sais bien qu’un homme puissant[1] a cru, l’année passée, avoir lieu de se plaindre de lui ; mais cet homme puissant est noble et généreux, et serait beaucoup plus capable de servir un homme de mérite que de lui nuire. Il a fait du bien à des gens qui ne le méritaient guère. Je m’imagine qu’il expierait son péché en procurant à un homme comme M. d’Alembert, non-seulement l’étroite justice qui lui est due, mais les récompenses dont il est si digne.
Je ne connais point d’exemple de pension accordée aux académiciens de Pétersbourg qui ne résident pas, mais il mérite d’être le premier exemple, et assurément cela ne tirerait pas à conséquence. Il faudrait que je fusse sûr qu’il n’ira point présider à l’Académie de Berlin, pour que j’osasse eu écrire en Russie. Rousseau doit être actuellement à Potsdam[2] ; il reste à savoir si M. d’Alembert doit fuir ou rechercher sa société, et s’il est bien déterminé dans le parti qu’il aura pris. J’agirai sur les instructions et les assurances positives que vous me donnerez.
L’impératrice de Russie m’a écrit une lettre à la Sévigné[3] : elle dit qu’elle a fait deux miracles ; elle a chassé de son empire tous les capucins, et elle a rendu Abraham Chaumeix tolérant. Elle ajoute qu’il y a un troisième miracle qu’elle ne peut faire, c’est de donner de l’esprit à Abraham Chaumeix.
Auriez-vous trouvé Bigex à Paris ? Pour moi, j’ai toujours mon capucin[4]. Je fais mieux que l’impératrice ; elle les chasse, et je les défroque.
Il paraît à Genève un livre qui m’est en quelque sorte dédié : c’est une histoire courte, vive, et nette des troubles passés et des présents[5]. Les citoyens y exposent de très-bonnes raisons ; il semble que l’auteur veuille me forcer par des louanges, et même par d’assez mauvais vers, à prendre le parti des citoyens contre le petit conseil ; mais c’est de quoi je me garderai bien. Il serait ridicule à un étranger, et surtout à moi, de prendre un parti. Je dois être neutre, tranquille, impartial, bien recevoir tous ceux qui me font l’honneur de venir chez moi, ne leur parler que de concorde : c’est ainsi que j’en use ; et s’il était possible que je leur fusse de quelque utilité, je ne pourrais y parvenir que par l’impartialité la plus exacte.
Je vais faire rassembler ce que je pourrai des anguilles de M. Needham pour vous les faire parvenir ; ce ne sont que des plaisanteries[6]. Les choses auxquelles Bigex peut travailler sont plus dignes de l’attention des sages.
On m’a dit qu’on allait faire une nouvelle édition de l’ouvrage attribué à Saint-Évremont[7], et de quelques autres pièces relatives au même objet. J’ai cherché en vain à Genève une lettre d’un évéque grec[8] ; il n’y en a qu’un seul exemplaire, qui est, je crois, entre les mains de Mme la duchesse d’Enville. On prétend que c’est un morceau assez instructif sur l’abus des deux puissances. L’auteur prouve, dit-on, que la seule véritable puissance est celle du souverain, et que l’Église n’a d’autre pouvoir que les prérogatives accordées par les rois et par les lois. Si cela est, l’ouvrage est très-raisonnable. J’espère l’avoir incessamment.
Adieu, mon cher ami ; tout notre ermitage vous fait les plus tendres compliments.
- ↑ Le duc de Choiseul.
- ↑ Il n’y alla pas.
- ↑ C’est la lettre 6089.
- ↑ Voyez la note 1 de la page précédente
- ↑ Voyez la note page 109.
- ↑ Les Questions ou Lettres sur les miracles ; voyez tome XXV, page 357.
- ↑ C’est l’Analyse de la religion chrétienne, dont il a été question si souvent ; voyez tome XVIII, page 261 ; et XXVI, 500.
- ↑ Voyez le Mandement de l’archevêque de Novogorod ; tome XXV, page 345.