Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6203

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 153-154).

6203. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
28 décembre 1765.

La lettre que je vous envoie[2] m’a bien étonnée ; j’imagine qu’elle vous fera le même effet. Le style, la justesse, le goût, tout cela fait-il deviner un octogénaire ? Un homme de trente ans écrirait-il avec plus de force, d’élégance et de délicatesse ? La première partie surtout m’a charmée ; la dernière sent un peu plus l’âge mûr, j’en conviens. Mais, monsieur de Voltaire, amant déclaré de la vérité, dites-moi de bonne foi, l’avez-vous trouvée ? Vous combattez et détruisez toutes les erreurs ; mais que mettez-vous à leur place ? Existe-t-il quelque chose de réel ? Tout n’est-il pas illusion ? Fontenelle a dit : « Il est des hochets pour tout âge ». Il me semble que j’ai sur cela les plus belles pensées du monde ; mais je deviendrais ridicule à montrer au doigt si je faisais la philosophe avec vous ; il vous serait trop aisé de me confondre et de m’ôter toute réplique. Je me souviens que dans ma jeunesse, étant au couvent, Mme de Luynes m’envoya le Père Massillon ; mon génie trembla devant le sien : ce ne fut pas à la force de ses raisons que je me soumis, mais à l’importance du raisonneur. Tous discours sur certaine matière me paraissent inutiles ; le peuple ne les entend point, la jeunesse ne s’en soucie guère, les gens d’esprit n’en ont pas besoin, et peut-on se soucier d’éclairer les sots ? Que chacun pense et vive à sa guise, et laissons chacun voir par ses lunettes. Ne nous flattons jamais d’établir la tolérance ; les persécutés la prêcheront toujours, et s’ils cessaient de l’être, ils ne l’exerceraient pas. Quelque opinion qu’aient les hommes, ils y veulent soumettre tout le monde.

Tout ce que vous écrivez a un charme qui séduit et entraîne ; mais je regrette toujours de vous voir occupé de certains sujets que je voudrais qu’on respectât assez pour n’en jamais parler, et même pour n’y jamais penser.

Savez-vous que Jean-Jacques est ici ? M. Hume lui a ménagé un établissement en Angleterre, il doit l’y conduire ces jours-ci. Plusieurs personnes s’empressent à lui rendre des soins et à l’honorer, dans l’espérance de participer un peu à sa célébrité. Pour moi, qui n’ai point d’ambition, je me borne à avoir quelques-uns de ses livres sur mes tablettes, dont il y a une partie que je n’ai point lue, et une autre que je ne relirai jamais. Je vous envoie une plaisanterie d’un de mes amis[3] ; je vous le nommerai s’il y consent ; je lui en demanderai la permission avant que de fermer cette lettre.

Adieu, monsieur ; votre amitié, votre correspondance, voilà ce qui m’attache le plus à la vie : c’est le seul plaisir qui me reste.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.
  2. La lettre du président Hénault.
  3. La lettre de M. Walpole à J. -J. Rousseau, au nom du roi de Prusse. Voici cette lettre, publiée dans le Journal de l’Empire du 5 février 1812 :

    « Mon cher Jean-Jacques, vous avez renoncé à Genève votre patrie ; vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté par vos écrits ; la France vous a décrété : venez chez moi ; j’admire vos talents, je m’amuse de vos rêveries, qui (soit dit en passant) vous occupent trop et trop longtemps. Il faut à la fin être sage et heureux ; vous avez assez fait parler de vous par vos singularités peu convenables à un véritable grand homme ; démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun : cela les fâchera sans vous faire tort. Je vous veux du bien, et je vous en ferai si vous le trouvez bon ; mais si vous vous obstinez à rejeter mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez ; je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits ; et ce qui sûrement ne vous arrivera pas, vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être.


    « Votre bon ami Frédéric. »