Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6204

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 155-156).
6204. — DE M.  LE PRÉSIDENT HÉNAULT[1].
28 décembre 1765.

Je ne saurais me faire un mérite, mon cher confrère, de vous avoir admiré dans le premier moment[2]. Ce premier moment a eu un éclat qui n’a fait qu’augmenter ; et, chargé d’une grande réputation, vous l’avez soutenue. Digne de vos modèles, vous les avez souvent égalés ; plein de ressources, vous ne vous êtes jamais ressemblé. Vous n’avez point passé par les mêmes filières dont Racine ne s’est point assez garanti ; ce ne sont plus des parties carrées que l’on retrouve trop souvent. Si vous en exceptez Mithridate, Iphigénie, Britannicus et Athalie, il y a toujours deux maîtresses et deux rivaux. À Dieu ne plaise que j’attaque cet homme immortel, que j’admire bien sincèrement, et qui vous a formé quelquefois à la vérité, comme Pelée fut le père d’Achille ! Notre théâtre ne se soutient plus que par vous, jusqu’à ce que vous deveniez ancien à votre tour, et que (s’il est possible) vous ayez un successeur.

J’ajoute à cela que vous y avez joint le secret d’être heureux, et de vous procurer la vieillesse la plus honorable : ce qui prouve la vraie philosophie. Chacun de vos ouvrages a conservé votre cachet, et la dernière fois que j’allai à la Comédie, je pensai me trouver mal au moment où Mlle  Clairon se jette aux pieds de Tancrède. Vous n’avez besoin que des passions des hommes pour intéresser : voilà la vraie tragédie, et tout le merveilleux n’est qu’indigence. Enfin, un de vos derniers ouvrages est votre Corneille. Ah ! mon Dieu ! loin de le dégrader, vous y avez démêlé des finesses qui avaient échappé, et vous avez fait connaître que sa hauteur ne lui faisait pas dédaigner la délicatesse des passions.

Par rapport à d’autres ouvrages sans nom d’auteur, je n’en dirai qu’un mot. C’est à M.  l’abbé Bazin que je m’adresse : Dieu veuille avoir son âme ! Chanoine de Saint-Honoré, je crains que le corps du cardinal Dubois qui y repose ne lui ait porté malheur, et que son âme ne revienne autour de son corps pour infecter le voisinage. Qu’a-t-il voulu, ce M.  Bazin ? On n’écrit que pour instruire on pour amuser, pour l’utile ou pour l’agréable. J’ouvre son livre, je n’y vois que la solitude ou le désespoir. S’il avait lu Zaïre, il aurait trouvé ce beau vers :


Tu n’y peux faire un pas sans rencontrer ton Dieu.


Je ne suis point théologien, ainsi je ne m’aviserai pas de lui répondre ; mais je suis homme, et je m’intéresse à l’humanité. Je trouve, je vous l’avoue, une barbarie insigne dans ces sortes d’ouvrages. Que lui a fait ce malheureux qui vient de perdre son bien, dont la femme vertueuse vient de mourir, suivie d’un fils unique qui donnait les plus grandes espérances ? Que va-t-il devenir ? Il avait le secours de la religion, il pouvait se sauver dans les bras de l’espérance, et attendre de la Providence, qui avait permis ce concours de malheurs pour éprouver sa constance, de l’en dédommager par le bonheur à venir. Point du tout. M.  l’abbé Bazin lui ravit cette ressource, et lui ordonne d’aller se noyer, car il n’a pas d’autre chose à faire. Que lui ont fait ce mari trahi par sa femme, cette fille devenue libertine, ces valets devenus voleurs ? Rien ne les arrête plus ; la religion est détruite ; elle seule tenait bon contre les passions, elle seule avait droit d’aller jusqu’à leur cœur, où les lois ne peuvent atteindre ; c’est fait de tous les devoirs de la société, de l’harmonie de l’univers : M.  Bazin n’y laisse que des brigands. Ah ! du moins la religion des païens avait-elle des ressources ! Pandore nous avait laissé une boîte au fond de laquelle était l’espérance ; elle était cachée sous tous les maux, comme si elle était réservée pour en être la réparation ; et nous autres, plus barbares mille fois, nous anéantissons tout ; nous n’avons conservé que les malheurs ; nous détruisons toute spiritualité ; l’univers n’est plus qu’une matière insensible formée par le hasard ; rien ne nous parle, tout est sourd, nous ne sommes plus environnés que de débris ! … Ah ! quel triste spectacle ! c’est la Méduse des poètes qui change tout en rocher. Je me sauve de cette horreur dans la Henriade, dans Brutus, etc. Adieu, mon cher confrère ; Dieu vous fasse la grâce de couronner tous les dons dont il vous a comblé par une véritable gloire qui n’aura point de fin ! Pardonnez-moi d’être raisonnable et recevez ce dernier gage de mon amitié. Avouez que j’ai bien de l’obligation à Mme  du Deffant ; sans elle vous m’auriez tout à fait oublié : c’est elle dont l’amitié entretient une certaine habitude à laquelle vous n’oserez vous refuser, tandis qu’elle et moi ne cessons de vous publier, et qu’elle n’a de mérite au-dessus de moi que celui de vous faire plus d’honneur.

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, édition Lescure, 1865.
  2. La première représentation d’Adélaïde du Guesclin.