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Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6224

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 172-173).
6224. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 8 janvier.

Non, il n’est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez conservé toute la gaieté et l’aménité de votre jeunesse. Votre Lettre sur les miracles m’a fait pouffer de rire. Je ne m’attendais pas à m’y trouver, et je fus surpris de m’y voir placé entre les Autrichiens et les cochons[1]. Votre esprit est encore jeune, et, tant qu’il restera tel, il n’y a rien à craindre pour le corps. L’abondance de cette liqueur qui circule dans les nerfs et qui anime le cerveau prouve que vous avez encore des ressources pour vivre.

Si vous m’aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant votre lettre[2], vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont leurs faiblesses[3], sans doute que la perfection n’est point leur partage ; je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l’injustice qu’il y a d’exiger des autres ce qu’on ne saurait accomplir, et à quoi soi-même on ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là ; tout était dit, et je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de grands talents pour couvrir quelques faiblesses.

Il n’y a que les talents qui distinguent les grands hommes du vulgaire. On peut s’empêcher de commettre des crimes ; mais on ne peut corriger un tempérament qui produit de certains défauts, comme la terre la plus fertile, en même temps qu’elle porte le froment, fait éclore l’ivraie. L’inf…[4] ne donne que des herbes venimeuses : il vous est réservé de l’écraser avec votre redoutable massue, avec le ridicule que vous répandez sur elle, et qui porte plus de coups que tous les arguments[5]. Peu d’hommes savent raisonner, tous craignent le ridicule.

Il est certain que ce que l’on appelle honnêtes gens en tout pays commence à penser. Dans la superstitieuse Bohême en Autriche, ancien siège du fanatisme, les personnes de mise commencent à ouvrir les yeux. Les images des saints n’ont plus ce culte dont elles avaient joui autrefois. Quelques barrières que la cour oppose à l’entrée des bons ouvrages, la vérité perce, nonobstant toutes ces sévérités[6]. Quoique les progrès ne soient pas rapides, c’est toutefois un grand point que de voir un certain monde qui déchire le bandeau de la superstition.

Dans nos pays protestants on va plus vite, et peut-être ne faudra-t-il plus qu’un siècle pour que les animosités qui naquirent des parties sub utraque et sub una, et la Sorbonne[7], soient entièrement éteintes. De ce vaste domaine du fanatisme il ne reste guère que la Pologne, le Portugal, l’Espagne et la Bavière, où la crasse ignorance et l’engourdissement des esprits maintiennent encore la superstition.

Pour vos Genevois, depuis que vous y êtes, ils sont non-seulement mécroyants, ils sont encore devenus tous de beaux esprits. Ils font des conversations entières en antithèses et en épigrammes. C’est un miracle par vous opéré. Qu’est-ce que ressusciter un mort, en comparaison de donner de l’imagination à qui la nature en a refusé ? En France, aucun conte de balourdise qui ne roule sur un Suisse ; en Allemagne, quoique nous ne passions pas pour les plus découplés, nous plaisantons cependant la nation helvétique. Vous avez tout changé. Vous créez des êtres où vous résidez : vous êtes le Promethée de Genève. Si vous étiez demeuré ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité qui préside aux choses de la vie n’a pas voulu que nous jouissions de tant d’avantages.

À peine eûtes-vous quitté votre patrie, que la belle littérature y tomba en langueur, et je crains que la géométrie n’étouffe en ce pays le peu de germe qui pouvait reproduire les beaux-arts. Le bon goût fut enterré à Rome dans les tombeaux de Virgile, d’Ovide et d’Horace ; je crains que la France, en vous perdant, n’éprouve le sort des Romains.

Quoi qu’il arrive, j’ai été votre contemporain. Vous durerez autant que j’ai à vivre, et je m’embarrasse peu du goût, de la stérilité ou de l’abondance de la postérité.

Adieu ; cultivez votre jardin[8], car voilà ce qu’il y a de plus sage.


Fédéric

  1. C’est dans la quatorzième de ses Lettres sur les miracles (voyez tome XXV, papes 420-5) que Voltaire parle du roi de Prusse sous le titre de comte de Neuchâtel, et de la métamorphose des compapnons d’Ulysse.
  2. Cette lettre de Voltaire est perdue.
  3. Allusion à une lettre de Voltaire, du 21 décembre 1765, qui est perdue, et où se trouvaient les mots suivants, que nous tirons de la traduction allemande, et que nous retraduisons ainsi : « Vous parlez de mes faiblesses ; oubliez-vous que je suis homme ? » (Note de l’édition Preuss.)
  4. « La superstition. » (Édition de Berlin.)
  5. « Et qui porte coup plus que tous les arguments. » (Ibid.)
  6. « Toutes ces précautions. » (Ibid.)
  7. La Sorbonne… le Portugal… l’Espagne… ne sont point dans l’édition de Berlin.
  8. Voyez le chapitre xxx de Candide, tome XXI, page 218.