Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6226

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 174-175).

6226. — À M.  L’ABBÉ CESAROTTI[1].
À Ferney, 10 janvier.

Monsieur, je fus bien agréablement surpris de recevoir ces jours passés la belle traduction que vous avez daigné faire de la Mort de César et de la tragédie de Mahomet.

Les maladies qui me tourmentent, et la perte de la vue dont je suis menacé, ont cédé à l’empressement de vous lire. J’ai trouvé dans votre style tant de force et tant de naturel que j’ai cru n’être que votre faible traducteur, et que je vous ai cru l’auteur de l’original. Mais plus je vous ai lu, plus j’ai senti que, si vous aviez fait ces pièces, vous les auriez faites bien mieux que moi, et vous auriez bien biens plus mérité d’être traduit. Je vois, en vous lisant, la supériorité que la langue italienne a sur la nôtre. Elle dit tout ce qu’elle veut, et la langue française ne dit que ce qu’elle peut. Votre Discours sur la tragédie, monsieur, est digne de vos beaux vers ; il est aussi judicieux que votre poésie est séduisante. Il me paraît que vous découvrez d’une main bien habile tous les ressorts du cœur humain ; et je ne doute pas que, si vous avez fait des tragédies, elles ne doivent servir d’exemples comme vos raisonnements servent de préceptes. Quand on a si bien montré les chemins, on y marche sans s’égarer. Je suis persuadé que les Italiens seraient nos maîtres dans l’art du théâtre comme ils l’ont été dans tant de genres, si le beau monstre de l’opéra n’avait forcé la vraie tragédie à se cacher. C’est bien dommage, en vérité, qu’on abandonne l’art des Sophocle et des Euripide pour une douzaine d’ariettes fredonnées par des eunuques. Je vous en dirais davantage si le triste état où je suis me le permettait. Je suis obligé même de me servir d’une main étrangère pour vous témoigner ma reconnaissance, et pour vous dire une petite partie de ce que je pense. Sans cela, j’aurais peut-être osé vous écrire dans cette belle langue italienne qui devient encore plus belle sous vos mains.

Je ne puis finir, monsieur, sans vous parler de vos ïambes latins[2] ; et, si je n’y étais pas tant loué, je vous dirais que j’ai cru y retrouver le style de Térence.

Agréez, monsieur, tous les sentiments de mon estime, mes sincères remerciements, et mes regrets de n’avoir point vu cette Italie à qui vous faites tant d’honneur.

  1. Melchior Cesarotti, né à Padoue en 1730, mort, en 1808, venait de publier il Cesare e il Maometto, tragédie del signor di Voltaire, trasportate in versi italiani con alcuni ragionamenti del traduttore ; Venezia, presso Giambatista Pasquali, 1766, in-8o.
  2. Ils ont pour titre Mercurius, de Poetis tragicis. Voir le passage relatif à Voltaire :

    Sed quot fuere, suntque ubique gentium,
    Eruntque posthac (Delius jurat pater),
    Sceptro potitur aureo (consurgite,
    Consurgite omnes ilicet) Voltærius,
    Dudum creatus, omnium suffragiis,
    Tragicæ tyrannus artis, arbiter, deus.