Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6260

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 211-213).

6260. — À M. MOULTOU[1].
Ferney, 4 février 1766.

Vous m’avez écrit, mon cher philosophe, d’un climat doux et tempéré, d’un beau pays où tout le monde danse. Je vous réponds de la Sibérie, du milieu des neiges et du voisinage d’une ville triste où tout le monde est de mauvaise humeur. Vos Genevois sont malades d’une indigestion de bonheur. Ils sont trop à leur aise pour être tranquilles, et, n’ayant aucun sujet de se quereller, ils en ont imaginé de ridicules. Depuis la Secchia rapita et le Lutrin, il n’y eut jamais pareille guerre ; il est vrai aussi que la guerre est fort paisible ; on ne s’est escrimé que par des brochures, et s’il y a des morts dans la bataille, ce sont ceux qui meurent d’ennui en lisant cet amas énorme de fadaises.

Le conseil a vite envoyé chercher les médiateurs comme si le feu était aux quatre coins de Genève. Je crois voir les rats et les grenouilles prier Jupiter d’envoyer Hercule pour arranger leurs différends.

La prêtrailie de Jehan Chauvin[2] ne joue pas le premier rôle dans cette comédie.

J’ai une affaire plus sérieuse à mon gré sur les bras : notre Élie de Beaumont, défenseur des Calas, vient de faire en faveur des Sirven un mémoire qui me paraît digne de lui. J’espère que l’innocence triomphera une seconde fois, et que l’Europe désormais ne reprochera plus à la France des accusations continuelles de parricide.

Cette démence, qui n’a que trop régné en Languedoc, est plus atroce, plus dangereuse, que celle qui fait fermenter aujourd’hui les têtes genevoises.

Je pense comme vous qu’il serait plus aisé d’accommoder les Genevois que d’engager le doux Caveyrac à être tolérant[3]. Rien ne serait si aisé que d’arranger les petits différends de Genève : en rendant les médiateurs arbitres suprêmes des cas graves et rares où le peuple se plaindrait d’une violation formelle des lois. Ces médiateurs à perpétuité seraient l’ambassadeur de France en Suisse, et les premiers magistrats de Berne et de Zurich. Ce n’est précisément que ce qui est porté dans l’accommodement de 1738, puisque les médiateurs se sont rendus garants de la tranquillité de Genève ; il est vrai que les médiateurs riront un peu de voir qu’une querelle d’auteur est l’origine de tout ce vacarme.

Ce n’est pas ici : quidquid delirant reges plectuntur Achivi ; c’est : quidquid delirant Achivi reges rident. Je vous donne un ïambe pour un hexamétre.

J’espère, tout vieux et tout malade que je suis, vous embrasser au printemps. Sinon je vous demanderai des De profundis. Adieu, mon très-cher et très-aimable philosophe.

  1. Éditeur, A. Coquerel.
  2. Calvin.
  3. l’abbé J. de Novi de Caveyrac, né à Nîmes en 1713, mort en 1782, auteur d’une Dissertation sur la tolérance des protestants en France et d’une Apologie de Louis XIV et de son conseil.