Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6273

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 223-225).

6273. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
19 février.

Il y a un mois, madame, que j’ai envie de vous écrire tous les jours ; mais je me suis plongé dans la métaphysique la plus triste et la plus épineuse[1], et j’ai vu que je n’étais pas digne de vous écrire.

Vous me mandâtes, par votre dernière lettre, que nous étions assez d’accord tous deux sur ce qui n’est pas ; je me suis mis à rechercher ce qui est. C’est une terrible besogne ; mais la curiosité est la maladie de l’esprit humain. J’ai du moins la consolation de voir que tous les fabricateurs de systèmes n’en savaient pas plus que moi ; mais ils font tous les importants, et je ne veux pas l’être : j’avoue franchement mon ignorance.

Je trouve d’ailleurs dans cette recherche, quelque vaine qu’elle puisse être, un assez grand avantage. L’étude des choses qui sont si fort au-dessus de nous rend les intérêts de ce monde bien petits à nos yeux ; et, quand on a le plaisir de se perdre dans l’immensité, on ne se soucie guère de ce qui se passe dans les rues de Paris.

L’étude a cela de bon qu’elle nous fait vivre tout doucement avec nous-mêmes, qu’elle nous délivre du fardeau de notre oisiveté, et qu’elle nous empêche de courir hors de chez nous pour aller dire et écouter des riens d’un bout de la ville à l’autre. Aussi, au milieu de quatre-vingts lieues de montagnes de neige, assiégé par un très-rude hiver, et mes yeux me refusant le service, j’ai passé tout mon temps à méditer.

Ne méditez-vous pas aussi, madame ? Ne vous vient-il pas aussi quelquefois cent idées sur l’éternité du monde, sur la matière, sur la pensée, sur l’espace, sur l’infini ? Je suis tenté de croire qu’on pense à tout cela quand on n’a plus de passions, et que tout le monde est comme Matthieu Garo[2], qui recherche pourquoi les citrouilles ne viennent pas au haut des chênes.

Si vous ne passez pas votre temps à méditer quand vous êtes seule, je vous envoie un petit imprimé sur quelques sottises de ce monde[3], lequel m’est tombé entre les mains. Je ne sais s’il vous amusera beaucoup ; cela ne regarde que Jean-Jacques Rousseau, et des polissons de prêtres calvinistes.

L’auteur est un goguenard de Neuchâtel, et les plaisants de Neuchâtel pourront fort bien vous paraître insipides ; d’ailleurs on ne rit point du ridicule des gens qu’on ne connait point. Voilà pourquoi M. de Mazarin disait qu’il ne se moquait jamais que de ses parents et de ses amis. Heureusement ce que je vous envoie n’est pas long ; et, s’il vous ennuie, vous pourrez le jeter au feu.

Je vous souhaite, madame, une vie longue, un bon estomac, et toutes les consolations qui peuvent rendre votre état supportable ; j’en suis toujours pénétré. Je vous prie de dire à M. le président Hénault que je ne cesserai jamais de l’estimer de tout mon esprit, et de l’aimer de tout mon cœur. Permettez-moi les mêmes sentiments pour vous, qui ne finiront qu’avec ma vie.

P. S. Je vous plains beaucoup d’avoir perdu M. Crawford ; je sens bien qu’il était digne de vous entendre. On ne regrette que les gens à qui l’on plaît, excepté en amour, s’entend.

  1. Probablement le Philosophe ignorant, qui, ne vit le jour que quelques mois après ; voyez tome XXVI, page 46.
  2. Fables de La Fontaine, livre IX, fable iv.
  3. La collection des Lettres sur les miracles : voyez tome XXV, pages 357 et suiv.