Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6280

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 232-233).

6280. — À M.  JABINEAU DE LA VOUTE.
À Ferney, 1er mars.

Je vous conjure, monsieur, de n’avoir pas tant raison[1] ; je vous demande en grâce de ne point fournir des armes à nos adversaires. Songeons d’abord qu’il est très-certain que la comédie fut instituée comme un acte de religion à Rome ; que ce fut une fête pour apaiser les dieux dans une contagion ; que ni Roscius ni Æsopus ne furent infâmes. La profession d’un acteur n’était pas celle d’un chevalier romain ; mais la différence est grande entre l’infamie et l’indécence.

Permettez-moi de distinguer encore entre les comédiens et les mimes. Ces mimes étaient des bateleurs, des Arlequins. Apulée, dans son Apologie, distingue l’acleur comique, l’acteur tragique, et le mime ; ce dernier n’avait ni brodequin ni cothurne ; il se barbouillait le visage, fuligine faciem obductus ; il paraissait pieds nus, planipes. Ce métier était méprisable et méprisé : Corpore ridetur ipso (dit Cicéron, de Oratore).

Ne pourriez-vous donc pas abandonner aux mimes l’infamie, en donnant aux autres acteurs une place honnête ? Ne pouvez-vous pas tirer un grand parti, monsieur, du titre Mathematicos ? On déclare les mathématiciens infâmes sous les empereurs romains ; mais on n’entend pas les mathématiciens véritables ; on n’entend que les astrologues et les devins. Ainsi, par ceux qui montaient sur le théâtre, et qu’on diffame, tâchons d’entendre les mimes, et non pas ceux qui représentaient la Mèdée d’Ovide. Enfin nous sommes accusés, ne nous accusons pas nous-mêmes.

Pourriez-vous, monsieur, faire quelque usage des honneurs que reçut à Lyon la célèbre[2] Andreini, qui fut enterrée avec beaucoup de pompe ? Pardonnez, monsieur, à un pauvre plaideur dont vous êtes le patron, sa délicatesse sur la cause que vous daignez défendre ; il est bien juste que je prenne vivement le parti de ceux qui ont fait valoir mes faibles ouvrages.

J’ajoute encore qu’aujourd’hui, en Italie, il y a beaucoup plus d’académiciens que de comédiens qui représentent des pièces de théâtre ; les tragédies surtout ne sont jouées que par des académiciens. Enfin je soumets toutes mes idées aux vôtres, et je vous réitère mes remerciements, ainsi que les sentiments de la plus vive estime. Vous allez devenir le vrai protecteur de l’art que je regarde comme le premier des beaux-arts, et auquel j’ai consacré une partie de ma vie. Soyez bien persuadé, monsieur, de la tendre et respectueuse reconnaissance de votre, etc., etc.

  1. Voyez les lettres 6258 et 6259.
  2. Jusqu’à ce jour on a imprimé : le célèbre Andreini, qui fut enterré. Isabelle Andreini, morte à Lyon en 1604, y eut des obsèques magnifiques, (B.)