Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6281

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 233-234).

6281. — DE M. HENNIN[1].
Genève, 1er mars 1766.

Il est très-vrai, monsieur, que, depuis que je suis à Genève, je roule dans ma tête le projet de rendre les Genevois sujets du roi pour l’utile, parce qu’il me paraît démontré que tout le monde y gagnerait, et que les négociations de ce genre sont assurément les plus importantes. Je me suis persuadé que si j’ouvrais aux Genevois le pays de Gex, j’identifierais ce peuple à la France, par le vieux principe que là où est le trésor, là est aussi le cœur. J’ai donc dit un mot de ce projet à M. le duc de Praslin, pour prendre date ; mais mon dessein était d’attendre la fin de la médiation, pour entamer une affaire qui ne sera pas sans difficultés. On peut s’attendre, monsieur, à trouver des oppositions de la part du parlement de Bourgogne et des fermiers généraux. M. Fabry, qui est très-fort dans notre sentiment sur le fond de cette affaire, travaille depuis longtemps à libérer le pays de Gex des obstacles que la finance met à sa prospérité. Il pourra nous être très-utile pour ceux que les préjugés de la magistrature feront naître.

Mon avis serait, monsieur, que tout Genevois qui aurait eu son père ou quelqu’un de ses ancêtres dans les premières places de l’État ne fût pas confondu avec le roturier s’il achetait une terre en France. Je voudrais qu’on fixât une espèce de taxe particulière pour tous les biens qui passeraient entre les mains des Genevois de cette classe, de façon que, sans jouir des prérogatives de la noblesse, les propriétaires n’eussent aucune des gênes de la roture. Les états du pays nommeraient un receveur de cette taxe genevoise, et je suis bien sûr qu’elle serait la plus exactement payée.

Je ne sais pas, monsieur, si je pourrai engager MM. Lullin et Tronchin à aller dimanche à Ferney ; mais, tôt ou tard, je tâcherai de les réunir chez vous pour traiter un objet aussi important pour cette contrée. Au reste, les Genevois ont très-peu à faire en ceci. C’est à nous de leur ouvrir la porte, et ils entreront d’eux-mêmes. Peut-être ne serait-il pas à propos que cela se fit avec une sorte de publicité dans ce moment.

En attendant, je vais travailler à un mémoire pour être mis sous les yeux du roi et de son conseil, et je vous serai obligé de me communiquer vos idées. Vous savez qu’on ne saurait présenter trop de motifs pour faire adopter une nouveauté aux personnes accoutumées à chercher d’abord les inconvénients de tout ce qu’on leur propose. C’est, et ce sera toujours l’esprit du ministère. S’il retarde quelquefois les progrès du bien, il arrête les efforts de l’intérêt particulier, et empêche que l’engouement des faiseurs de projet et de leurs amis n’accumule les changements.

Peut-être, monsieur, la présence de M. le chevalier de Beauteville[2] serait-elle favorable au succès de cette affaire. Du moins, ferai-je tout ce qui dépendra de moi pour la lui présenter sous l’aspect qui vous a frappé ainsi que moi. Puisque l’argent est devenu le point d’appui des États, il me semble que ceux qui aiment leur patrie doivent s’occuper de lui en procurer, et quel moyen plus honnête que d’inviter l’étranger opulent à confier ses fonds à notre terre ?

Je m’estime heureux, monsieur, d’avoir à traiter une affaire qui vous intéresse ainsi que Mme Denis ; l’amitié ajoutera encore de la force à mes raisons ; mais le meilleur moyen de réussir en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, c’est de supposer que les obstacles seront grands et multipliés.

Si l’amitié, monsieur, ne se paye que par l’amitié, vous êtes dans l’ordre, et je m’en félicite. H.

  1. Correspondatice inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
  2. Le chevalier de Beauteville, ambassadeur de France en Suisse, venait d’être nommé ministre plénipotentiaire chargé de la médiation pour l’arrangement des affaires de la répibluque Genève. MM. Ouspourguer et Sinner furent les médiateurs du canton de Berne ; MM. Escher et Heidegger, ceux de Zurich. (Note de Hennin fils.)