Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6282

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 234-236).

6282. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
2 mars.

Je fais aussi des quiproquo, mes anges. J’ai écrit une seconde lettre à M.  Jabineau, pour le conjurer de ne point tant révéler la turpitude des empereurs chretiens, qui attachèrent de l’infamie à des choses estimables. J’ai tâché de faire voir qu’il y a une grande différence entre les mimes et les acteurs honnêtes ; et si cette différence n’est pas assez marquée, j’ai prié M.  Jabineau de ne pas inviter lui-même le conseil à s’en apercevoir. Je lui ai dit que ce n’était pas à nous de montrer le faible de notre cause. Je comptais vous envoyer cette lettre pour vous prier de l’appuyer ; mais il est arrivé qu’on a adressé cette lettre à M.  Gaillard, auteur de l’Histoire de François Ier. Il sera bien étonné qu’au lieu de le remercier de son histoire je lui cite le Code et le Digeste.

Me permettrez-vous, mes généreux anges, de vous adresser ma lettre pour M.  Gaillard[1], qui demeure rue du Cimetière-Saint-André-des-Arcs ? Je tâche, dans cette lettre, de réparer la méprise, et je le prie de renvoyer à M. Jabineau de La Voûte celle qui appartient à ce patron de l’Académie dramatique.

Vous m’avez fait bien du plaisir en m’apprenant que M.  le duc de Praslin ne désapprouvait pas mes petits projets. J’ai le bonheur de me trouver en tout du même sentiment que M.  Hennin.

La différence des religions ne mettra jamais d’obstacles aux acquisitions des Genevois en France, et n’y en a jamais mis ; c’est ce que je vous prie instamment de dire à M.  le duc de Praslin. Les Genevois ne sont point aubains en France ; ils jouissent de tous les privilèges des Suisses. Il n’y a pas longtemps même qu’un parent des Cramer voulait acheter la terre de Tournay, et était près de s’accommoder avec moi. D’autres ont marchandé des domaines roturiers ; et s’ils n’ont pas conclu le marché, c’est uniquement parce qu’ils craignent l’humiliation de la taille, et surtout la rigueur de la taille arbitraire.

En général les Genevois n’aiment point la France ; et le moyen de les ramener, ce serait de leur procurer des établissements en France, supposé que le ministère juge que la chose en vaille la peine.

J’espère que bientôt M.  Crommelin sera chargé de solliciter la protection de M.  le duc de Praslin pour le succès de ce projet, qui sera aussi utile à Genève qu’à mon petit pays. Quant à ce droit négatif, qui est assez obscur, et que vous entendez si bien, je pense toujours qu’il faut que ce droit appartienne à M.  le duc de Praslin, qui par là deviendra le protecteur et le véritable maître de Genève : car les Genevois, dans leurs petites disputes éternelles, seront obligés de s’en rapporter aux médiateurs, qui seront leurs juges à perpétuité, et qui ne décideront que suivant les vues du ministère de France.

Après avoir fait le petit jurisconsulte et le petit politique, il faut parler du tripot. Le jeune ex-jésuite a toujours de grands remords d’avoir choisi un sujet qui ne déchire pas le cœur, et qui ne prête pas assez à la pantomime. Plus ce jeune homme se forme, plus il voit combien les choses sont changées. Il s’aperçoit que la politique n’est pas faite pour le théâtre, que le raisonnement ennuie, que le public veut de grands mouvements, de belles postures, des coups de théâtre incroyables, de grands mots, et du fracas. M.  de Chabanon m’a fait lire Virginie et Éponine ; il est au-dessus de ses ouvrages. Il en veut faire un troisième, mais il faut un sujet heureux, comme il fallait au cardinal Mazarin un général houroux[2] ; sans cela on ne tient rien.

Respect et tendresse.

  1. Elle est perdue. (B.)
  2. Les Italiens prononcent ou la diphtongue eu.