Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6305

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 254-256).

6305. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
1er avril.

Je crois, mes anges, que le petit ex-jésuite me fera tourner la tête. Il est au désespoir d’avoir choisi un sujet qui n’est pas dans les mœurs présentes ; il dit que ce n’est pas assez de bien faire, et qu’il faut faire au goût du monde. Presque tous ses vers me paraissaient assez bons, mais il n’est pas encore satisfait. Il a donné depuis peu quelques coups de pinceau à son tableau du Caravage : il vous supplie de le lui renvoyer ; il jure qu’il vous le rendra bientôt avec une préface d’un de ses amis, et des notes historiques d’un pédant assez instruit de l’histoire romaine. Cela fera un petit volume qui pourra plaire à quelques gens de lettres. Tout cela sera prêt pour le retour de Roscius Lekain.

Gabriel Cramer avait commencé, sans m’en rien dire, ce recueil eu trois volumes[1], ce qui n’est pas trop bien à lui. Et pourquoi charger encore le public de ces trois boisseaux d’inutilités ? Il m’avoua enfin ce mystère. Il était tout prêt à imprimer une infinité de rogatons qui ne sont pas de moi ; il a fallu, pour l’en empêcher, lui donner les sottises que j’ai pu trouver sous ma main. Voilà l’histoire de cette plate édition, à laquelle je ne m’intéresse en aucune manière.

J’ai eu l’honneur de recevoir dans mon ermitage celui qui occupe la place que je vous destinais. Je vois bien que cette place devait être remplie par un homme aimable. Il y a deux ans que je ne suis sorti de chez moi ; il y est venu sans façon avec M. de Taulès et M. Hennin ; il s’est accoutumé à moi tout d’un coup ; il a dîné avec autant d’appétit que si ses cuisiniers avaient fait le repas. C’est, ce me semble, un homme très-simple et très-accommodant ; mais je doute qu’il veuille se charger du droit négatif, qui est le fondement de toutes les querelles de Genève. Au reste, il s’occupe à écouter les deux partis avec l’air de l’impartialité ; ses collègues en font autant, et tous trois sont résolus, si je ne me trompe, à brider un peu le peuple ; mais qui ne faudrait-il pas brider ?

La nouvelle milice excite de grands mécontentements dans toutes les provinces du royaume. Beaucoup d’artistes et d’ouvriers, des fils de marchands, d’avocats, de procureurs, s’enfuient de tous côtés ; ils vont par bandes dans les pays étrangers. J’ai perdu des artisans qui m’étaient extrêmement nécessaires, et j’en suis fort affligé.

Vous voyez que je réponds, mes divins anges, à tous vos articles ; et, afin de ne laisser rien en arrière, j’ai lu les critiques de mon aîné d’Olivet sur Racine[2]. Mon aîné est un peu vétillard ; mais il faut qu’il y ait de ces gens-là dans notre république des lettres. Mon ex-jésuite est à vos pieds, et moi aussi ; nous attendons tous deux la plus voyageuse des tragédies.

  1. De Nouveaux Mélanges ; voyez lettre 6262, page 214.
  2. Remarques de grammaire sur Racine, 1766, in-12. La première édition est de 1738.