Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6306
Le Philosophe sans le savoir, mon cher ami, n’est pas à la vérité une pièce faite pour être relue, mais bien pour être rejouée. Jamais pièce, à mon gré, n’a dû favoriser davantage le jeu des acteurs ; et il faut que l’auteur ait une parfaite connaissance de ce qui doit plaire sur le théâtre. Mais on ne relit que les ouvrages remplis de belles tirades, de sentences ingénieuses et vraies, en un mot des choses éloquentes et intéressantes.
Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace, qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes ; cette entreprise est assez forte et assez grande.
Il est vrai que Confucius a dit qu’il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple ; mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zuingle ou d’Œcolampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de bon bourgeois infatué de ces disputes ! nous n’aurions jamais eu de guerres de religion, nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs et qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.
Je suis de l’avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs[1] des enfants trouvés, au lieu d’en faire des théologiens. Au reste, il faudrait un livre pour approfondir cette question, et j’ai à peine le temps, mon cher ami, de vous ecrire une petite lettre.
Je vous prie de vouloir bien me faire un plaisir, c’est d’envoyer l’édition complète de Cramer à M. de La Harpe. Ce n’est pas qu’assurément je prétende lui donner des modèles de tragédies ; mais je suis bien aise de lui montrer quelques petites attentions dans son malheur[2].
Je n’ai point reçu le panégyrique[3] fait par M. Thomas. Sûrement on fait examiner secrètement le Dictionnaire des sciences, puisqu’il n’est pas encore délivré aux souscripteurs. Mais qui sont les examinateurs en état d’en rendre un compte fidèle ? Faudrait-il qu’un scrupule mal fondé, ou la malignité d’un pédant, fit perdre aux souscripteurs leur argent, et aux libraires leurs avances ? J’aimerais autant refuser le payement d’une lettre de change, sous prétexte qu’on en pourrait abuser.
Voici trois exemplaires[4] que M. Boursier m’a remis pour vous être envoyés. Il dit que vous ne ferez pas mal d’en adresser un au prêtre de Novempopulanie[5]. Vous voyez que la justice de Dieu est lente, mais elle arrive :
Sequitur pede Pœna claudo.
Il y a des gens auxquels il faut apprendre à vivre, et il est bon de venger quelquefois la raison des injures des maroufles.
Nous avons ici la médiation, et je crois que vous ne vous en souciez guère. J’attends toujours quelque chose de Fréret[6]. On dit que ma nièce de Florian passera son temps agréablement à Hornoy, vous irez la voir ; elle est bien heureuse.
Adieu, mon très-cher ami ; je vous embrasse bien tendrement. Écr. l’inf…
- ↑ C’était l’idée de Moreau de La Rochette, a qui est adressée une lettre du 1er juin 1767.
- ↑ Le Gustave, tragédie de La Harpe, avait été joué, le 3 mars, sans succès.
- ↑ Éloge de Louis, dauphin, 1766, in-12.
- ↑ De la Lettre pastorale à M. l’archevêque d’Auch, J. -F. Montillet ; voyez tome XXV, page 469.
- ↑ J. -F. Montillet, archevêque d’Auch.
- ↑ l’Examen des apologistes de la religion chrétienne. Ce livre, publié sous le nom de Fréret, 1766, in-8o, est de Lévesque de Burigny.