Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6314

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 264-266).

6314. — À M.  DAMILAVILLE.
À Genève, 13 avril.

Nous avons reçu, monsieur, votre lettre du 6 avril. Nous avons été très-affligés d’apprendre que vous avez été malade. Nous attendons avec impatience le paquet que vous nous annoncez par la diligence de Lyon : cela sera très-important pour nos affaires, auxquelles vous daignez vous intéresser.

Nous avons vu à la campagne M.  de Voltaire, qui vous aime bien tendrement, et qui nous a chargés de vous assurer qu’il vous serait attaché toute sa vie. Il nous a paru en assez mauvaise santé, et un peu vieilli.

Nous ne manquerons pas de faire venir de Suisse le recueil des Lettres des sieurs Covelle, Baudinet et Montmolin[1]. En attendant, voici une pièce assez singulière, et qui est très-authentique. Nous en avons reçu quelques exemplaires de Neuchâtel, et ils ont été débités sur-le-champ.

Tous les souscripteurs pour l’Encyclopédie ont reçu leurs volumes dans ce pays. Nous ne concevons pas comment vous n’avez pas les vôtres à Paris. On trouve en général l’ouvrage très-sagement écrit et fort instructif. Il est à croire que, sous un gouvernement aussi éclairé que le vôtre, la calomnie et le fanatisme ne priveront pas le public d’un livre si nécessaire, et qui fait honneur à la France.

On nous mande qu’il y a un arrangement pris entre monsieur le chancelier et M.  de Fresne, et que celui-ci sera nommé chancelier. Pour nous autres Genevois, soit que M.  le duc de Choiseul reprenne les affaires étrangères, ou que M.  le duc de Praslin les garde, nous sommes également reconnaissants envers le roi, qui daigne vouloir pacifier nos petits différends. C’est un procès qui se plaide avec la plus grande tranquillité et la plus grande décence. Tous les citoyens sont également contents des médiateurs, et surtout de M. le chevalier de Beauteville, qui nous écoute tous avec la plus grande affabilité, et avec une patience qui nous fait rougir de nos importunités.

Nous avons pour résident un homme de lettres[2] très-instruit, qui aime les arts : il est dans l’intention de se fixer parmi nous, car il a fait venir une bibliothèque de plus de six mille volumes. C’est un homme qui pense en vrai philosophe, ami de la paix et de la tolérance, et ennemi de la superstition. Le nombre de ceux qui pensent ainsi augmente prodigieusement tous les jours, et dans la Suisse comme ailleurs. Nous eûmes, il y a quelque temps, un avocat général de Grenoble[3] qui vint voir notre ville ; c’est un jeune homme très-éclairé, et qui a de l’horreur pour la persécution.

Dans mon dernier voyage à Montpellier, nous trouvâmes, mon frère et moi, beaucoup de gens qui pensent aussi sensément que vous ; et nous bénissons Dieu des progrès que fait cette sage philosophie véritablement religieuse, qui ne peut avoir pour ennemis que ceux du genre humain. Le bas peuple en vaudra certainement mieux quand les principaux citoyens cultiveront la sagesse et la vertu : il sera contenu par l’exemple, qui est la plus belle et la plus forte des leçons.

Il est bien certain que les pèlerinages, les prétendus miracles, les cérémonies superstitieuses, ne feront jamais un honnête homme ; l’exemple seul en fait, et c’est la seule manière d’instruire l’ignorance des villageois. Ce sont donc les principaux citoyens qu’il faut d’abord éclairer.

Il est certain, par exemple, que si à Naples les seigneurs donnaient à Dieu la préférence qu’ils donnent à saint Janvier, le peuple, au bout de quelques années, se soucierait fort peu de la liquéfaction dont il est aujourd’hui si avide ; mais, si quelqu’un s’avisait à présent de vouloir instruire ce peuple napolitain, il se ferait lapider. Il faut que la lumière descende par degrés ; celle du bas peuple sera toujours fort confuse. Ceux qui sont occupés à gagner leur vie ne peuvent l’être d’éclairer leur esprit ; il leur suffit de l’exemple de leurs supérieurs.

Adieu, monsieur ; toute notre famille s’intéresse bien vivement à votre santé et à votre bien-être. Nous désirerions pouvoir imprimer quelques-uns de ces beaux ouvrages qu’on fait quelquefois dans votre patrie pour la perfection des mœurs et de la raison.

Nous sommes, avec les sentiments les plus inaltérables, monsieur, vos très-humbles et très-obéissants serviteurs.


Les frères Boursier.

  1. La collection des Lettres sur les Miracles ; voyez tome XXV, page 357.
  2. Hennin.
  3. J.-M.-A. Servan.