Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6354

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 299-300).

6354. — À M.  LACOMBE.
À Ferney, 26 mai.

J’ai été si charmé, monsieur, pour l’honneur des lettres, de voir un homme de votre mérite quitter la profession de Patru pour celle des Estienne ; vos attentions pour moi m’ont tant flatté, que je voudrais n’avoir jamais eu que vous pour éditeur. Si jamais cette entreprise pouvait s’accorder avec celle des Cramer, ce serait peut-être rendre service à la littérature. J’ai corrigé tous mes ouvrages dans ma retraite avec beaucoup de soin, et surtout l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, qui est un fruit de trente ans de travail, conduit à sa maturité autant que mes forces l’ont permis. Je ne sais si vous exécutez le projet dont vous m’aviez parlé ; je souhaite que vous puissiez en venir à bout sans vous compromettre : en ce cas, on vous enverrait plusieurs chapitres nouveaux et quelques additions assez curieuses. Comptez, monsieur, que je m’intéresse véritablement à vous. Je vous prie de me mander si vous êtes content de votre nouvelle profession : je voudrais être à portée de vous marquer par des services l’estime que vous m’avez inspirée.

[1]Je doute que le petit recueil que vous avez bien voulu faire de tout ce que j’ai dit sur la poésie[2] ait un grand cours ; mais du moins ce recueil a le mérite d’être imprimé correctement, mérite qui manque absolument à tout ce qu’on a imprimé de moi. Au reste, vous me feriez plaisir d’ôter, si vous le pouviez, le titre de Genève ; il semblerait que j’eusse moi-même présidé à cette édition, et que les éloges que vous daignez me donner dans la préface ne sont qu’un effet de mon amour-propre. Je me connais trop bien pour n’être pas modeste.

Vous n’avez point changé de profession, monsieur ; vous serez l’avocat de la philosophie. Je voudrais vous donner bien des causes à soutenir ; mais je suis si vieux qu’il ne m’appartient plus d’avoir de procès.

  1. Les deux alinéas suivants ont été déjà donnés dans deux lettres éditées par MM. de Cayrol et François : le premier, dans la lettre 6301 ; le second, dans la lettre 6311.
  2. Poétique de M.  de Voltaire, ou Observations recueillies de ses ouvrages, concernant la versification française, les différents genres de poésie et de style poétique, 1766, deux parties in-8o.