Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6375

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 318-319).

6375. — À M.  D’ALEMBERT.
26 juin.

Mon digne et aimable philosophe, je l’ai vu, ce brave Mords-les, qui les a si bien mordus : il est du naturel des vrais braves, qui ont autant de douceur que de courage ; il est visiblement appelé à l’apostolat. Par quelle fatalité se peut-il que tant de fanatiques imbéciles aient fondé des sectes de fous, et que tant d’esprits supérieurs puissent à peine venir à bout de fonder une petite école de raison ? C’est peut-être parce qu’ils sont sages ; il leur manque l’enthousiasme, l’activité. Tous les philosophes sont trop tièdes ; ils se contentent de rire des erreurs des hommes au lieu de les écraser. Les missionnaires courent la terre et les mers ; il faut au moins que les philosophes courent les rues ; il faut qu’ils aillent semer le bon grain de maison en maison. On réussit encore plus par la prédication que par les écrits des pères. Acquittez-vous de ces deux grands devoirs, mon cher frère ; prêchez et écrivez, combattez, convertissez, rendez les fanatiques si odieux et si méprisables que le gouvernement soit honteux de les soutenir.

Il faudra bien à la fin que ceux à qui une secte fanatique et persécutrice a alu des honneurs et des richesses se contentent de leurs avantages, qu’ils se bornent à jouir en paix, et qu’ils se défassent de l’idée de rendre leurs erreurs respectables. Ils diront aux philosophes : Laissez-nous jouir, et nous vous laisserons raisonner. On pensera un jour en France comme en Angleterre, où la religion n’est regardée par le parlement que comme une affaire de politique ; mais pour en venir la, mon cher frère, il faut du travail et du temps.

L’Église de la sagesse commence à s’étendre dans nos quartiers, où régnait, il y a douze ans, le plus sombre fanatisme. Les provinces s’éclairent, les jeunes magistrats pensent hautement : il y a des avocats généraux qui sont des anti-Omer. Le livre attribué à Fréret[1], et qui est peut-être de Fréret, fait un bien prodigieux. Il y a beaucoup de confesseurs, et j’espère qu’il n’y aura point de martyrs. Il y a beaucoup de tracasseries politiques à Genève ; mais je ne connais pas de ville où il y ait moins de calvinistes que dans cette ville de Calvin. On est étonné des progrès que la raison humaine a faits en si peu d’années. Ce petit professeur de bêtises, nommé Vernet, est l’objet du mépris public. Son livre contre vous et contre les philosophes est le plus inconnu des livres, malgré la prétendue troisième édition[2]. Vous sentez bien que la Lettre curieuse de Robert Covelle, que je vous ai envoyée, n’est calculée que pour le méridien de Genève, et pour mortifier ce pédant. Il a un frère qui possède une métairie dans ma terre de Tournay, il y vient quelquefois : je compte avoir le plaisir de le faire mettre au pilori dès que j’aurai un peu de santé ; c’est une plaisanterie que les philosophes peuvent se permettre avec de tels prêtres, sans être persécuteurs comme eux.

Il me semble que tous ceux qui ont écrit contre les philosophes sont punis dans ce monde : les jésuites ont été chassés ; Abraham Chaumeix s’est enfui à Moscou ; Berthier est mort d’un poison froid[3]; Fréron a été honni sur tous les théâtres, et Vernet sera pilorié infailliblement.

Vous devriez, en vérité, punir tous ces marauds-là par quelqu’un de ces livres moitié sérieux, moitié plaisants, que vous savez si bien faire. Le ridicule vient à bout de tout ; c’est la plus forte des armes, et personne ne la manie mieux que vous. C’est un grand plaisir de rire en se vengeant. Si vous n’écrasez pas l’inf…, vous avez manqué votre vocation. Je ne peux plus rien faire. J’ai peu de temps à vivre : je mourrai, si je puis, en riant, mais, à coup sûr, en vous aimant.

  1. Voyez lettre 6306.
  2. Les Lettres de Vernet ont eu réellement trois éditions.
  3. Voyez tome XXIV, page 95, la Relation de la maladie, etc., de Berthier.