Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6420

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 353-354).

6420. — À M.  LE PRINCE DE LIGNE.
Aux eaux de Rolle en Suisse, 22 juillet.

Vous voyez bien, monsieur le prince, par le lieu dont je date, que je ne suis pas le plus jeune et le plus vigoureux des mortels. Mais, en quelque état que je sois, je ressens vos bontés comme si j’avais votre âge. Votre lettre me fait voir que vous êtes aussi philosophe qu’aimable. Né dans le sein des grandeurs, vous faites peu de cas de celles qui ne sont pas dans vous-même, et qu’on n’obtient que par la faveur d’autrui. Il ne vous appartient pas d’être courtisan, c’est à vous qu’il faut faire sa cour ; et vous pouvez jouir assurément de la vie la plus heureuse et la plus honorée, sans en avoir l’obligation à personne.

Je serais bien tenté de vous envoyer un petit écrit[1] sur une aventure horrible, assez semblable à celle des Calas ; mais j’ai craint que le paquet ne fût un peu trop gros ; il est de deux feuilles d’impression. Je suis persuadé qu’il toucherait votre belle âme ; vous y verriez d’ailleurs des choses très-curieuses. Je passe dans ma petite sphère les derniers temps de ma vie, comme vous passez vos beaux jours, à faire le plus de bien dont je suis capable ; c’est par cela seul que je mérite un peu les bontés dont vous daignez m’honorer. Vous en ferez beaucoup dans vos belles et magnifiques terres ; vous y vivrez en souverain ; vous pourrez attirer auprès de vous des hommes dignes de vous plaire : les plus grands rois n’ont rien au-dessus.

On m’a dit que vous iriez faire un tour en Italie ; je ne sais si ce bruit est fondé, mais il me plaît infiniment. Je me flatterais que vous prendriez la route de Genève, que je pourrais avoir l’honneur de vous recevoir dans ma cabane ; vos grâces ranimeraient ma vieillesse. L’Italie commence à mériter d’être vue par un prince qui pense comme vous. On y allait, il y a vingt ans, pour voir des statues antiques, et pour y entendre de nouvelle musique ; on peut y aller aujourd’hui pour y voir des hommes qui pensent, et qui foulent aux pieds la superstition et le fanatisme.


Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.

(Racine, Mithridate, ; act. III, sc. i.)

IL s’est fait en Europe une révolution étonnante dans les esprits. J’ai trop peu d’espace pour nous dire ici ce que je pense du vôtre, et pour vous faire connaître toute l’étendue de mon respect et de mon attachement.

  1. Relation de la mort du chevalier de La Barre ; voyez tome XXV, page 501.