Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6524

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 451-452).

6524. — À MADAME D’ÉPINAI.
26 septembre.

Si vous êtes chèvre, madame, il n’y a personne qui ne veuille devenir bouc ; mais vous m’avouerez que de vieux singes, devenus tigres, sont une horrible espèce. Comment se peut-il faire que les êtres pensants et sensibles ne cherchent pas à vivre ensemble dans un coin du monde, à l’abri des coquins absurdes qui le défigurent ? Je jouis de cette consolation depuis quelques années ; mais il y a des êtres qui me manquent : j’aurais voulu vivre surtout avec vous et vos amis. Il est vrai que le petit nombre de sages répandus dans Paris peut faire beaucoup de bien en s’élevant contre certaines atrocités, et en ramenant les hommes à la douceur et à la vertu. La raison est victorieuse à la longue ; elle se communique de proche en proche. Une douzaine d’honnêtes gens qui se l’ont écouter produit plus de bien que cent volumes : peu de gens lisent, mais tout le monde converse, et le vrai fait impression.

Votre petit Mazar, madame, a pris, je crois, assez mal son temps pour apporter l’harmonie dans le temple de la Discorde. Vous savez que je demeure à deux lieues de Genève : je ne sors jamais ; j’étais très-malade quand ce phénomène a brillé sur le noir horizon de Genève. Enfin il est parti, à mon très-grand regret, sans que je l’aie vu. Je me suis dépiqué en faisant jouer sur mon petit théâtre de Ferney des opéras-comiques pour ma convalescence ; toute la troupe de Genève, au nombre de cinquante, a bien voulu me faire ce plaisir. Vous croyez bien que l’auteur de la Henriade a fait jouer Henri IV. Nous avons tous pleuré d’attendrissement et de joie quand nous avons vu la petite famille se mettre à genoux devant ce bon roi. Tout cela est consolant, je l’avoue ; mais il y a trop de méridiens entre vous et moi : mon malheur est que mon château n’est pas une aile du vôtre ; c’est alors que je serais heureux. Mme Denis pense comme moi ; permettez-nous d’embrasser M. Grimm. Adieu, madame ; vivez heureuse. Agréez mon très-tendre respect.