Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6556

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 483-485).

6556. — À M. DAMILAVILLE.
3 novembre.

Je reçois votre lettre du 27, mon cher et vertueux ami. Vous ne me mandez point ce que pense le public de la folie et de l’ingratitude de Jean-Jacques. Il semble qu’on ait trouvé de l’éloquence dans son extravagante lettre à M. Hume. Les gens de lettres ont donc aujourd’hui le goût bien faux et bien égaré. Ne savent-ils pas que la première loi est de conformer son style à son sujet ? C’est le comble de l’impertinence d’affectter de grands mots quand il s’agit de petites choses. La lettre de Rousseau à M. Hume est aussi ridicule que le serait M. Chicaneau[1], s’il voulait s’exprimer comme Cinna et comme Auguste. On voit évidemment que ce charlatan, en écrivant sa lettre, songe à la rendre publique. L’art y paraît à chaque ligne ; il est clair que c’est un ouvrage médité, et destiné au public. La rage d’écrire et d’imprimer l’a saisi au point qu’il a cru que le public, enchanté de son style, lui pardonnerait sa noirceur, et qu’il n’a pas hésité à calomnier son bienfaiteur dans l’espérance que sa fausse éloquence fera excuser son infâme procédé.

L’enragé qu’il est, m’a traité beaucoup plus mal encore que M. Hume ; il m’a accusé auprès de M. le prince de Conti et de Mme la duchesse de Luxembourg, de l’avoir fait condamner à Genève, et de l’avoir fait chasser de Suisse. Il le dit en Angleterre à qui veut l’entendre. Ce n’est pas qu’il le croie ; mais c’est qu’il veut me rendre odieux. Et pourquoi veut-il me rendre odieux ? parce qu’il m’a outragé, parce qu’il m’écrivit, il y a plusieurs années, des lettres insolentes et absurdes, pour toute réponse à la bonté que j’avais eue de lui offrir une maison de campagne auprès de Genève. C’est le plus méchant fou qui ait jamais existé. Un singe qui mord ceux qui lui donnent à manger est plus raisonnable et plus humain que lui.

Comme je me trouve impliqué dans ses accusations contre M. Hume, j’ai été obligé d’écrire à cet estimable philosophe[2] un détail succinct de mes bontés pour Jean-Jacques, et de la singulière ingratitude dont il m’a payé. Je vous en enverrai une copie.

En attendant, je vous demande en grâce de faire voir à M. d’Alembert ce que je vous écris. Il s’est cru obligé de se justifier[3] de l’accusation intentée contre lui par Jean-Jacques d’avoir voulu se moquer de lui. L’accusation que j’essuie depuis près de deux ans est un peu plus sérieuse. Je serais un barbare si j’avais en efTet persécuté Rousseau ; mais je serais un sot, si je ne prenais pas cette occasion de le confondre, et de faire voir sans réplique qu’il est le plus méchant coquin qui ait jamais déshonoré la littérature.

Ce qui m’afflige, c’est que je n’ai aucune nouvelle de Meyrin. Je me porte toujours fort mal. Je vous embrasse tendrement et douloureusement.

  1. Personnage de la comédie des Plaideurs.
  2. Voyez tome XXVI, pape 29.
  3. La Déclaration de d’Alembert n’a pas été recueillie dans ses Œuvres : elle a été imprimée à la suite de l’Exposé succinct, etc.; voyez une note sur la lettre 6537.