Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6557

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 485-486).

6557. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Sans-Souci, 3 novembre.

Je ne suis pas le seul qui remarque que le génie et les talents sont plus rares en France et en Europe, dans notre siècle, qu’à la fin du siècle précédent. Il vous reste trois poètes, mais qui sont du second ordre : La Harpe, Marmontel et Saint-Lambert. Les injustices qui se font à Abbeville n’empêchent pas qu’un Parisien de génie n’achève une bonne tragédie.

Il est sans doute affreux d’égorger des innocents avec le glaive de la loi : mais la nation en rougit ; mais le gouvernement pensera sans doute à prévenir de tels abus. Il faut encore considérer que plus un État est vaste, plus il est exposé à ce que des subalternes abusent de l’autorité qui leur est confiée. Le seul moyen de l’empêcher est d’obliger tous les tribunaux du royaume de ne mettre en exécution les arrêts de mort qu’après qu’un conseil suprême a revu les procédures et confirmé leur sentence.

Il me semble que le jeune poète auteur du Triumvirat n’a pas plus que soixante-treize ans. J’en juge ainsi, parce qu’un commençant ne connaît ni ne sent des nuances aussi fines qu’il en est dans le caractère d’Octave ; que les deux actes que j’ai lus sont sans déclamation, et d’une simplicité qui ne plaît qu’après avoir épuisé toutes les fusées de la rhétorique. En supposant même qu’un jeune homme ait fait cet ouvrage, il est sûr qu’un sage l’a retouché et refondu. Vous m’en avez donné trop et trop peu pour vous arrêter en si beau chemin. Je vous compare aux rois : il en coûte à obtenir leur premier bienfait ; celui-là donné, on les accoutume à donner de même.

J’ai lu votre article Julien[1] avec plaisir. Cependant j’aurais désiré que vous eussiez plus ménagé cet abbé de La Bletterie : tout dévot, tout janséniste qu’il est, il a rendu le premier hommage à la vérité ; il a rendu justice, quoique avec des ménagements qu’il lui convenait de garder ; il a rendu justice, dis-je, au caractère de Julien. Il ne l’a point appelé apostat. Il faut tenir compte à un janséniste de sa sincérité. Je crois qu’il aurait été plus adroit de lui donner des éloges, comme on applaudit à un enfant qui commence à balbutier, pour l’encourager à mieux faire.

Le passage d’Ammien Marcellin est interpolé sans doute : vous n’avez, pour vous en convaincre, qu’à lire ce qui précède et ce qui suit. Ces deux phrases se lient si bien que la fraude saute aux yeux. C’était le bon temps dans les premiers siècles : on accommodait les ouvrages à son gré. Josèphe s’en est ressenti également, l’Évangile de Jean de même. Tout ce qui m’étonne, c’est que messieurs les correcteurs ne se soient pas aperçus de certaines incongruités qu’ils auraient pu rectifier avec un coup de plume, comme la double généalogie, la prophétie dont vous faites mention, et nombre d’erreurs de noms de villes, de géographie, etc., etc. : les ouvrages marqués au sceau de l’humanité, c’est-à-dire de bévues, d’inconséquences, de contradictions, devaient ainsi se déceler eux-mêmes. L’abrutissement de l’espèce humaine, durant tant de siècles, a prolongé le fanatisme. Enfin vous avez été le Bellérophon qui a terrassé cette Chimère.

Vivez donc pour achever d’en disperser les restes. Mais surtout songez que le repos et la tranquillité d’esprit sont les seuls biens dont nous puissions jouir durant notre pèlerinage, et qu’il n’est aucune gloire qui en approche. Je vous souhaite ces biens, et je jure par Épicure et par Aristide que personne de vos admirateurs ne s’intéresse plus que moi à votre félicité.

Fédéric.

  1. Dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique, Voltaire avait ajouté l’article Julien (voyez tome XIX, page 541), qu’il revit et reproduisit en 1769, sous le titre de Portrait de l’empereur Julien (voyez tome XXVIII, page 2.)