Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6573

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 497-499).

6573. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 13 novembre 1766.

Rien n’est si vrai, je ne peux avoir de plaisir que par vous. Je finis dans l’instant la lecture de vos lettres à M.  Hume et à Jean-Jacques ; elles sont mille fois plus agréables que ne l’ont été les Provinciales pour le plus passionné janséniste. Comment est-il possible que le bon ton, que le bon goût, se perdent dans un siècle où on a Voltaire ? C’est pourtant ce qui arrive. L’on reçoit tout d’une voix à l’Académie, et comme par acclamation, un M.  Thomas, pour remplacer, il est vrai, un M.  Hardion. Quels beaux discours, quels beaux éloges cela nous annonce ! Comprenez-vous que la prétention au bel esprit puisse résoudre des gens à écrire et à lire des choses ennuyeuses ? Ah ! monsieur de Voltaire, croyez-moi ; abandonnez le fanatisme ; vous l’avez attaqué par tous les bouts, vous en avez sapé les fondements ; il est infaillible qu’il sera bientôt renversé. Tenez-vous-en là ; que pourriez-vous dire de plus ? Ceux qui ont du bon sens n’ont pas été difficiles à persuader, et ce n’est que le charme de votre style qui leur fait trouver aujourd’hui du plaisir dans ce que vous écrivez sur cette matière, car le fond de cette matière ne les intéresse pas plus que la mythologie des anciens.

À trois heures après midi.

Rien n’est plus plaisant ; comme j’en étais là de ma lettre, je reçois la vôtre du 8, avec vos lettres à M.  Hume et à Jean-Jacques ; je vous en fais mille remerciements, et je suis reconnaissante de ce présent autant qu’il le mérite. Je vous ai dit tout le plaisir que j’ai eu, ainsi je reprends où j’en étais. Laissez donc là les prêtres et tout ce qui s’ensuit ; travaillez à rétablir le bon goût ; délivrez-nous de la fausse éloquence ; donnez des préceptes, puisque votre exemple ne suffit pas ; prenez les rênes de votre empire, et chassez de votre ministère ceux qui abusent de l’autorité que vous leur avez donnée, et qui, sans connaissance du monde, sans bienséance, sans égards, sans politesse, sans grâces, sans agrément, sans vertus, sans morale, se font dictateurs, et jugent en souverains (bien ou mal) du bien et du mal. C’est vous qui les avez créés, imitez celui en qui vous croyez, repentez-vous de votre ouvrage.

Ne pensez pas que je me porte mieux que vous ; mais je ne suis pas assez malade pour prévoir une fin prochaine ; je vivrai trop longtemps, si je dois survivre à mes amis.

Je ferai tous vos compliments au président ; sa santé n’est pas trop bonne, je lui porterai ce soir vos lettres, qui le charmeront ; elles réussiront en Angleterre, j’en suis bien sûre. Y a-t-il un lieu sur terre où l’on puisse ne pas sentir le charme de vos écrits, et comment n’êtes-vous pas la pierre de touche pour apprendre à juger ceux des autres ?

Oh ! pour cela je ne peux pas m’empêcher de rire de l’espérance que vous avez que Mme  de Luxembourg va être bien persuadée de vos bons procédés pour Jean-Jacques ; je me suis bien gardée de lui parler de cette insensée tracasserie ; je n’ai point voulu m’y mêler, et je trouve que M.  Hume aurait bien fait de ne pas laisser imprimer cette impertinente histoire ; du moins il aurait dû en faire supprimer le commencement et la fin. Oh ! pour la fin, vous conviendrez que le ton en est important, pour ne pas dire insolent.

Adieu, mon cher et ancien ami, le seul orthodoxe du bon goût, et le seul en qui je crois.

À sept heures du soir.

Je viens de relire les deux lettres : il n’y a pas sous le ciel une plus grande étourderie. Je ne m’étais point aperçue que vous jurez que la lettre à Jean-Jacques n’est pas de vous. Je devrais recommencer ma lettre, mais je n’en ferai rien ; je me contente de rétracter ce que j’ai dit sur la perte du goût. Je trouve que vous avez de bons imitateurs, et quoique je susse à la seconde lecture que cette lettre n’était pas de vous, je ne l’en ai pas trouvée moins bonne ; dites-moi si j’ai tort.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.