Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6613

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 534-535).

6613. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
15 décembre.

Charmant papillon de la philosophie, de la société, et de l’amour, j’aurais été enchanté de vous voir honorer encore ma retraite d’une de vos apparitions ; vous auriez même été mon premier médecin, car il y a environ deux mois que je ne sors guère de mon lit.

Savez-vous bien, madame, que j’ai des choses très-sérieuses à répondre à la lettre très-morale que vous n’avez point datée ? Vous m’apprenez que, dans votre société, on m’attribue le Christianisme dévoilé, par feu M. Boulanger ; mais je vous assure que les gens au fait ne m’attribuent point du tout cet ouvrage. J’avoue avec vous qu’il y a de la clarté, de la chaleur, et quelquefois de l’éloquence ; mais il est plein de répétitions, de négligences, de fautes contre la langue, et je serais très-fâché de l’avoir fait, non-seulement comme académicien, mais comme philosophe, et encore plus comme citoyen.

Il est entièrement opposé à mes principes. Ce livre conduit à l’athéisme, que je déteste. J’ai toujours regardé l’athéisme comme le plus grand égarement de la raison, parce qu’il est aussi ridicule de dire que l’arrangement du monde ne prouve pas un Artisan suprême, qu’il serait impertinent de dire qu’une horloge ne prouve pas un horloger[1].

Je ne réprouve pas moins ce livre comme citoyen ; l’auteur paraît trop ennemi des puissances. Des hommes qui penseraient comme lui ne formeraient qu’une anarchie ; et je vois trop, par l’exemple de Genève, combien l’anarchie est à craindre.

Ma coutume est d’écrire sur la marge de mes livres ce que je pense d’eux ; vous verrez, quand vous daignerez venir à Ferney, les marges du Christianisme dévoilé chargées de remarques qui montrent que l’auteur s’est trompé sur les faits les plus essentiels[2].

Il est assez douloureux pour moi, madame, que la malignité et la légèreté des papillons de votre pays, qui n’ont ni votre esprit ni vos grâces, m’imputent continuellement des ouvrages capables de perdre ceux qu’on en soupçonne.

Quant à M. le maréchal de Richelieu, je me doutais bien qu’il n’aurait pas le temps de parler à M. le comte de Saint-Florentin de la famille infortunée[3] qui a excité votre compassion : il allait partir pour Bordeaux. Votre jolie âme en a fait assez. Cette famille obtient, par vos bontés, une pension sur son propre bien, dont on lui arrache le fonds pour avoir donné, il y a vingt-six ans, à souper à un sot prêtre hérétique. Quand j’aurai quelque grâce à implorer pour des malheureux, je demanderai votre protection, madame, auprès de M. le duc de Choiseul. Je l’ai importuné quelquefois de mes indiscrètes requêtes, et il a toujours daigné m’accorder ce que j’ai pris la liberté de lui demander. Je craindrais bien de fatiguer ses bontés, si je ne savais par vous-même quel est l’excès de sa générosité.

Venez à Ferney, madame ; nous chanterons ses louanges et les vôtres, pour le prologue de l’opéra de Pandore ; et vous serez ma Pandore ; mais vous n’ouvrirez point la boîte.

Agréez, madame, le respect et l’attachement du vieux solitaire.

  1. Voltaire avait déjà dit cela en 1734 ; voyez tome XXII, page 194. Il a depuis exprimé cette idée dans ces vers des Cabales (voyez tome X) :

    · · · · · · · · · · Je ne puis songer
    Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger.

  2. Voyez, tome XXXI, page 129, les notes de Voltaire sur le Christianisme dévoilé.
  3. Les Espinas ; voyez lettre 6530.