Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6621

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 544-545).

6621. — À M. DAMILAVILLE.
19 décembre.

Dites, je vous prie, mon cher ami, à M. de Beaumont que j’ai reçu de M. Chardon une lettre charmante, dans laquelle il prend fort à cœur l’affaire concernant Canon[1], et celle des Sirven.

À l’égard des Sirven, j’ai pris mon parti. J’ai trouvé le public le premier des juges, et les suffrages de l’Europe me suffisent. Tant de difficultés me rebutent ; et pour peu qu’on en fasse encore, que M. de Beaumont m’envoie son mémoire, je ne veux pas autre chose ; je le ferai imprimer ; les Sirven gagneront leur cause dans l’esprit des bonnêtes gens : c’est à eux seuls que je veux plaire dans tous les genres.

Pour vous prouver que c’est aux honnêtes gens seuls que je veux plaire, je vous envoie une scène de la tragédie des Scythes. Montrez cela à Platon et à vos amis, et mandez-moi ce que vous en pensez. Il me semble qu’une tragédie dans ce goût a du moins le mérite de la nouveauté. Ce n’est pas la peine d’être imitateur, il faut se taire en tout genre quand on n’a rien de nouveau à dire. Donnez-en, je vous prie, une copie à Thieriot ; cela nourrira sa correspondance[2].

Je cultiverai, mon cher ami, les belles-lettres jusqu’au dernier moment de ma vie, malgré tout le mal qu’elles m’ont fait. Je sais que, dès qu’on a donné un ouvrage passable, la canaille de la littérature jette les hauts cris ; elle ne peut rien contre l’ouvrage, mais elle calomnie l’auteur. S’il réussit, on ne manque pas de l’appeler déiste, ou athée, ou même encyclopédiste ; s’il paraît un mauvais livre, ou ne manque pas de l’en accuser ; et il en paraît tous les jours. L’imposture frappe à toutes les portes. Tantôt le vinaigrier Chaumeix, convulsionnaire crucifié ; tantôt l’abbé d’Étrées, auteur de l’Année merveilleuse[3] et associé de Fréron ; tantôt un ex-jésuite, crient au scandale jusqu’à ce qu’ils aient persuadé quelque pédant accrédité ; et quelquefois la persécution suit de près la calomnie. On a beau faire du bien, on aurait beau même en faire à ces malheureux, ils n’en chercheraient pas moins à vous opprimer. Il faut combattre toute sa vie, et finir par s’enfuir si les méchants l’emportent.

Adieu, mon cher ami. Que j’avais bien raison de vous dire autrefois à la fin de mes lettres, en parlant de la calomnie : Écrasons l’infâme ! Mais il est plus aisé de le dire que de le faire.

  1. Voyez, une note sur la lettre 6528.
  2. Thieriot était correspondant littéraire de Frédéric II.
  3. Voyez la note, tome XXVI, page 136.