Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6622

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 545-547).

6622. — À M. D’ALEMBERT.
20 décembre.

Mon cher philosophe, vous êtes mon philosophe ; plus je vous lis, plus je vous aime. Que de choses neuves, vraies, et agréables ! Votre idée du livre antiphysique[1] est aussi neuve que plaisante. Vous parlez mieux médecine[2] que les médecins. Puissent tous les magistrats apprendre par cœur votre page 79[3] ! Il y a un petit Commentaire[4] sur Beccaria, dont l’auteur est entièrement de votre avis. Or, quand deux gens qui pensent sont d’accord sans s’être donné le mot, il y a beaucoup à parier qu’ils ont raison. Chez les Athéniens il fallait, autant qu’il m’en souvient, les deux tiers des voix sur cinq cents pour condamner un coupable ; je n’en suis pas sûr pourtant.

En parlant de Creyge[5], vous marchez sur des charbons ardents, et vous ne brûlez point. Pourquoi vous étonnez-vous tant que les Turcs[6] n’aient point rebâti le temple de Jérusalem ? Il y a une mosquée à la place, et il n’est pas permis de détruire une mosquée.

C’est, je crois, de Sanderson qu’on a dit qu’il jugeait que l’écarlate ressemblait au son d’une trompette, parce que l’écarlate est éclatante, et le son de la trompette aussi ; mais malheureusement il n’y a point en anglais de mot qui réponde à notre éclatant, et qui puisse signifier à la fois brillant et bruyant ; on dit shining pour les couleurs, sounding pour les sons.

Bassesse au figuré vient de bas au propre, comme tendresse vient de tendre[7].

Vous donnez de belles ouvertures pour la géométrie. L’idée qu’on peut faire passer une infinité de lignes courbes entre la tangente et le cercle m’a toujours paru une fanfreluche de Rabelais. Les géomètres qui veulent expliquer celle fadaise avec leur infini du second ordre sont de grands charlatans. Dieu merci, Euclide, autant que je m’en souviens, ne traite point cette question.

Je vais lire le reste. Je vous remercie du plaisir que je vais avoir, et de celui que vous m’avez donné.

Permettez à présent que je vous parle de la petite affaire de M. Boursier : il a essayé de trois ou quatre formules pour faire passer les ordonnées de ses courbes ; mais il dit que la géométrie transcendante qui règne aujourd’hui s’y oppose entièrement. Il n’y a aucun bon mathématicien à Lyon qui puisse l’aider ; cependant il ne désespère point de son problème, mais il faudra du temps.

Vous allez, je crois, bientôt examiner les discours présentés pour un nouveau prix à l’Académie ; le sujet n’est pas neuf assurément, et ne prête guère qu’à la déclamation, puisque je vous recommande une déclamation dont la devise est Humanum paucis vivit genus[8] ; il m’a paru qu’il y avait de bonnes choses. L’écriture n’en est pas agréable aux yeux. Cette négligence fait quelquefois tort. Si vous pouviez vous charger de la lire à la séance, après avoir accoutumé vos yeux à ce griffonnage, elle acquerrait un nouveau prix dans votre bouche. Elle est de ce jeune homme à qui vous voulez bien vous intéresser ; mais je ne veux et je ne dois demander que justice.

Quel est le Jean f… de janséniste[9] qui a dit que c’est tenter Dieu que de mettre à la loterie du roi ?

Quel est le conseiller usurier qui a fait banqueroute ?

Qu’a fait le duc de Mazarin ? Le cardinal de ce nom était un grand fripon.

Vous devriez bien au moins me mettre dans une partie de votre secret, et me dire à qui il faudrait que votre ami La Harpe écrivît une lettre en général. Il me semble que cela serait convenable.

  1. Voyez, dans les Œuvres de d’Alembert (édition de 1821), I, 161, les Éléments de philosophie : l’auteur dit que, pour guérir les physiciens de la manie de tout expliquer, il a quelquefois désiré qu’on fît un ouvrage intitulé l’Antiphysique. Les Éclaircissements des Éléments de philosophie faisaient partie du tome V des Mélanges de d’Alembert.
  2. Voyez ibid., pages 163 et suivantes.
  3. Ibid., pages 167-168.
  4. Par Voltaire lui-même.
  5. Voyez Œuvres de d’Alembert, I, 161. Creyge est auteur des Principes mathématiques de théologie chrétienne, où il calcule la durée du christianisme, dont il assigne la fin à l’année 3150. Les réflexions de d’Alembert à ce sujet sont remarquablement mesurées.
  6. Œuvres de d’Alembert, tome I, page 173.
  7. Voyez ibid., page 242.
  8. Ce commencement d’un vers de Lucain (Pharsale, V, 343) était l’épigraphe mise par La Harpe à son Discours des malheurs de la guerre et des avantages de la paix, qui obtint en effet le prix de l’Académie française en janvier 1767.
  9. D’Alembert, dans ses Réflexions sur l’inoculation, qui font partie du tome V de ses Mélanges, dit avoir lu autrefois une dissertation sur les loteries, où l’auteur soutient que jouer aux jeux de hasard c’est tenter Dieu. Il ajoute que l’ouvrage est d’un grave janséniste accrédité et considéré parmi les siens ; mais il ne le nomme pas.