Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6631

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 554-555).

6631. — À M. DE CHABANON.
À Ferney, 22 décembre.

Il y a longtemps que j’aurais dû vous remercier, mon cher confrère, d’avoir fait votre tragédie. Vous savez combien j’aime à corrompre la jeunesse, et combien j’adore les talents. M. de La Harpe travaille chez moi dix heures par jour ; et moi, vieux fou, j’en ai fait tout autant. La rage des tragédies m’a repris comme à vous ; mais, de par Melpomène, gardons-nous bien de les faire jouer. Figurez-vous que Zaïre fut huée dès le second acte, que Sémiramis tomba tout net, qu’Oreste fut à peu près sifflé, que la même Adélaïde du Guesclin, redemandée par le public, avait été conspuée par cet aimable public ; que Tancrède fut d’abord fort mal reçu, etc., etc., etc.

Je conclus donc, et je conclus bien, qu’il faut faire imprimer sa drogue ; ensuite les comédiens donnent notre orviétan sur leur échafaud, s’ils le veulent ou s’ils peuvent ; et notre pauvre honneur est en sûreté : car remarquez bien qu’ils ne représenteront jamais une pièce imprimée que quand le public leur dira : Jouez donc cela, il y a du bon dans cela, cela vous vaudra de l’argent. Alors ils vous jouent, ils vous défigurent ; Mlle Dumesnil court à bride abattue, une autre dit des vers comme on lit la gazette, un autre mugit, un autre fait les beaux bras, et la pièce va au diable ; et alors le public, qui est toujours juste, comme vous savez, avertit, en sifflant, qu’il siffle messieurs les acteurs et mesdemoiselles les actrices, et non pas le pauvre diable d’auteur.

Ce parti me paraît prodigieusement sage, et d’une très-fine politique. Faites imprimer votre Eudoxie ou Eudocie, quand nous en serons tous deux contents, et alors je vous réponds que les comédiens mêmes ne pourront la faire tomber.

Je vous souhaite d’ailleurs, pour l’année 1767, une maîtresse potelée, tendre, pleine d’esprit, et pourtant fidèle. Jouez du flageolet pour elle, et du violon pour vous. Cultivez les beaux-arts, jouissez de la vie. Vous êtes fait pour être une des créatures les plus heureuses, comme vous êtes des plus aimables. Maman et moi, et Cornélie-Chiffon, et tous ceux qui ont eu l’honneur de vous voir, vous font leurs plus tendres compliments.