Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6667

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 38-41).

6667. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
12 janvier.

Vous serez peut-être impatienté, mon adorable ange, de recevoir si souvent de mes lettres ; mais c’est que je suis bien affligé d’en recevoir si peu de vous. Pardonnez, je vous en conjure, aux inquiétudes de Mme Denis et aux miennes.

Voyez encore une fois dans quel embarras cruel nous a jetés le délai de parler à monsieur le vice-chancelier, que dis-je, mon cher ange, de lui faire parler ? On s’est borné à lui faire écrire, et il n’a reçu la lettre de recommandation qu’après avoir porté l’affaire à un bureau de conseillers d’État. Voilà certainement de ces occasions où M. le duc de Praslin aurait pu parler sur-le-champ, interposer son crédit, donner sa parole d’honneur, et finir l’affaire en deux minutes.

Vous me mandates quelque temps auparavant, à propos de M. de Sudre, que les ministres s’étaient fait une loi de ne point se compromettre pour leurs amis, et de ne se rien demander les uns aux autres. Ce serait assurément une loi bien odieuse que l’indifférence, la mollesse et un amour-propre concentré en soi‑même, auraient dictée. Je ne puis m’imaginer qu’on n’ait de chaleur que pour des vers de tragédie, et qu’on n’en mette pas dans les choses les plus intéressantes pour des amis tels que vous.

Il ne m’appartient pas de me dire l’ami de M. le duc de Choiseul, comme Horace l’était de Mécène ; mais il m’honore de sa protection. Sachez que, dans le temps même que vous ne vous adressiez pas à votre ami pour une affaire essentielle qui peut vous compromettre autant que moi-même, M. le duc de Choiseul, accablé d’affaires, parlait à monsieur le vice-chancelier pour un maître des comptes, beau-frère de Mlle Corneille qui a épousé M. Dupuits. M. le duc de Choiseul, qui ne connaît ni M. Dupuits ni ce maître des comptes, faisait un mémoire à ma seule recommandation, le donnait à M. de Maupeou, m’envoyait copie du mémoire, m’envoyait une lettre de quatre pages de monsieur le vice-chancelier sur cette affaire de bibus. Voilà comme on en agit quand on veut obliger, quand on veut se faire des créatures. M. le duc de Choiseul a tiré deux hommes[2] des galères à ma seule prière, et a forcé M. le comte de Saint-Florentin à faire cette grâce. Je ne connaissais pas assurément ces deux galériens ; ils m’étaient seulement recommandés par un ami.

Est-il possible que dans une affaire aussi importante que celle dont il s’agit entre nous, votre ami, qui pouvait tout, soit demeuré tranquille ! Pensez-vous qu’une lettre de Mme la duchesse d’Enville, écrite après coup, ait fait une grande impression, et ne voyez-vous pas que le président du bureau peut, s’il le veut, faire un très-grand mal ?

Quand je vous dis que Le Jeune passe pour être l’associé de Merlin, je vous dis la vérité, parce que La Harpe l’a vu chez Merlin, parce que sa femme elle même a dit à son correspondant qu’elle faisait des affaires avec Merlin. En un mot, pour peu que le président du bureau ait envie de nuire, il pourra très-aisément nuire ; et je vous dirai toujours que cette affaire peut avoir les suites les plus douloureuses si on ne commence par chasser de son poste le scélérat Janin. Dès qu’il sera révoqué, je trouverai bien le moyen de lui faire vider le pays sur-le-champ ; ne vous en mettez pas en peine.

Est-il possible que vous ne vouliez jamais agir ! Quelle difficulté y a-t-il donc d’obtenir de M. de La Reynière ou de M. Rougeot la révocation soudaine d’un misérable et d’un criminel ? N’est-ce pas la chose du monde la plus aisée de parler et de trouver quelqu’un qui parle à un fermier général ? Je vous répète encore ce que nous avons dit, Mme Denis et moi, dans notre dernière lettre : demandons des délais à M. de Montyon. Faites agir cependant, ou agissez vous-même auprès de M. de Maupeou ; qu’on lui fasse sentir l’impertinente absurdité de m’accuser d’être le colporteur de quatre-vingts (car je sais à présent qu’il y en a tout autant) exemplaires du Vicaire savoyard[3] 1 de Jean-Jacques, mon ennemi déclaré ! Songez bien surtout à notre dernier mémoire, signé de Mme Denis, du 28 décembre, commençant par ces mots : Le sieur de Voltaire étant retombe malade, etc. Observez que tous nos mémoires sont uniformes. Réparez, autant que vous le pourrez, le dangereux énoncé que vous avez fait que la femme Doiret était parente de notre femme de charge ; nous avons toujours affirmé tout le contraire, selon la plus exacte vérité. Nous avons même donné à monsieur le vice-chancelier, et par conséquent au président du bureau, la facilité de savoir au juste cette vérité par le moyen du président du grenier à sel de Versailles, beau-frère de notre femme de charge. Nous n’avons épargné aucun soin pour être en tout d’accord avec nous-mêmes, et cette malheureuse invention de rendre la femme Doiret parente de nos domestiques est capable de tout perdre.

Pardon, mon cher ange, si je vous parle ainsi. L’affaire est beaucoup plus grave que vous ne pensez, et il faut, en affaires, s’expliquer sans détour avec ceux qu’on aime tendrement. Ne dites point que les mots d’affaire cruelle et déshonorante soient trop forts ; ils ne le sont pas assez : vous ne connaissez pas l’esprit de province, et surtout l’esprit de notre province. Il y a un coquin de prêtre[4] contre lequel j’ai fait intenter, il y a quelques années, un procès criminel pour une espèce d’assassinat dévotement commis par lui ; il lui en a coûté quatre mille francs, et vous pensez bien qu’il ne s’endort pas : et quand je vous dis qu’il faut faire chasser incessamment Janin, qui est lié avec ce prêtre, je vous dis la chose du monde la plus nécessaire et qui exige le plus de promptitude.

On parle déjà d’engager l’évêque[5] du pays à faire un mandement allobroge. Vous ne pouvez concevoir combien le tronc de cette affaire a jeté de branches, et tout cela pour n’avoir pas parlé tout d’un coup, pour avoir perdu du temps, pour n’avoir pas employé sur-le-champ l’intervention absolument nécessaire d’un ministre qui pouvait nous servir, d’un ami qui devait nous servir.

Si la précipitation gâte des affaires, il y en a d’autres qui demandent de la célérité et du courage : il faut quelquefois saper ; mais il faut aussi aller à la brèche.

Pardon encore une fois, mon très-cher ange, mais vous sentez que je ne dis que trop vrai.

Pour faire une diversion nécessaire au chagrin qui nous accable, et pour faire sentir à toute la province que nous ne redoutons rien des deux plus détestables engeances de la terre, c’est-à-dire des commis et des dévots, nous répétons les Scythes ; nous les allons jouer, on va les jouer à Genève et à Lausanne ; nous vous conseillons d’en faire autant à Paris. J’envoie la pièce corrigée avec les instructions nécessaires en marge, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. Je souhaite que la pièce soit représentée à Paris comme elle le sera chez moi. Je me joins à Mme Denis pour vous embrasser cent fois, avec une tendresse qui surpasse de bien loin toutes mes peines.

Ah ! il est bien cruel que M. de Praslin ne se mêle que des Scythes.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Condamnés pour un délit de chasse commis dans un domaine de la couronne.
  3. Le Vicaire savoyard faisait partie du Recueil nécessaire, dont presque toutes les pièces sont de Voltaire.
  4. Ancian, curé de Moëns.
  5. Biord.