Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6668

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 41-44).

6668. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
13 janvier, partira le 14.

Nous venions, mon cher ange, d’envoyer le mémoire ci-joint à M. de Montyon, et d’en faire une copie pour vous, selon notre usage, lorsque nous avons reçu votre aimable lettre du 7 janvier.

1° C’est à votre sagesse à voir quel usage on peut faire de ce mémoire. C’est un grand bonheur que ce Janin n’ait nommé que la Doiret devant ces trois témoins ; il ne sera plus reçu à nommer un autre nom. Faites valoir ou supprimez ce mémoire, tout sera bien fait.

2° Que l’on prononce contre la dame Doiret toutes les condamnations possibles, cela ne nous fait rien. Que l’on fasse des livres ce que l’on voudra, nous ne nous y intéressons assurément point.

3° Nous ne concevons pas, notre cher ange, comment vous nous proposez d’écrire à M. de Chauvelin, lorsque vous êtes à portée de lui parler.

Est-il possible que vous nous proposiez de faire par lettres, à cent trente lieues d’éloignement, ce que vous pouvez faire de vive voix à Paris en deux minutes !

Nous ne demandons la prompte révocation de Janin qu’afin qu’il ne puisse apprendre le nom de Mme Le Jeune au bureau de Collonges, et vous restez tranquille !

4° Vous ne dites point quel est le président du bureau ; et vous devez bien présumer que nous le saurons sans vous, et que nous le saurons trop tard[2].

N. B. Nous l’apprenons dans le moment, et nous aurions tremblé à ce nom, sans M. de Praslin et M. de Chastellux.

5° Nous sommes aux pieds de M. le duc de Praslin, mais nous serions aussi à son cou s’il avait parlé d’abord à monsieur le vice-chancelier[3].

6° S’il était nécessaire que moi V. j’allasse arranger mes affaires avec M. le duc de Wurtemberg, vous concevez bien que les discours de Paris ne m’en empêcheraient pas. Il est vrai que je suis bien malade, et que je risquerais ma vie au milieu des neiges ; mais si on me persécutait à soixante-treize ans, cette vie ne mériterait pas d’être conservée[4].

7° Permettez-nous d’insister plus que jamais sur la saisie de l’équipage de Mme Denis. Vous ne connaissez pas encore une fois la province où nous sommes. Cette saisie et la raison de la saisie ne lui permettraient pas de rester dans un château que j’ai bâti à si grands frais. Il faudrait tout abandonner, et j’irais certainement mourir dans les pays étrangers.

8° Moi V., je vous, conjure à présent de songer aux Scythes plus que jamais. C’est précisément dans ce temps-ci qu’il faut qu’ils paraissent pour faire diversion ; il est absolument nécessaire ou qu’on les joue ou qu’on les débite.

Vous ne m’avez point accusé réception des deux exemplaires adressés à M. le duc de Praslin ; je lui en ai adressé encore un troisième, avec les directions nécessaires pour les acteurs. Puisse cette pièce être jouée comme elle va l’être à Ferney ! M. et Mme de La Harpe sont des acteurs excellents, et tout le reste est fort bon.

Maintenant vous me demanderez peut-être comment je ne me suis pas adressé à M. le duc de Choiseul dans l’affaire présente ? C’est que précisément, dans ce temps-là même, je prenais la liberté de lui en recommander d’autres auxquelles il se prêtait avec une bonté et un courage inexprimables.

C’est enfin parce que, ne sachant pas quelle serait l’issue de cette abominable aventure, je réservais sa protection pour mes affaires avec M. le duc de Wurtemberg[5].

Je vous supplie de remercier pour moi M. le chevalier de Chastellux. Je le connais par ricochet ; c’est un philosophe. On me mande qu’on exerce une furieuse tyrannie contre les autres philosophes. Jugez si j’ai dû commencer par faire mes paquets !

Songez bien aux dates, mon cher ange, je vous en conjure : le mémoire pour M. de Montyon est parti un jour avant que je vous écrive cette lettre[6].

Si vous jugez à propos que ce mémoire n’ait d’autre effet que celui de faire voir combien le receveur du bureau de Collonges est indigne de recevoir le prix de sa rapine, il suffira que M. de Montyon l’ait lu sans pousser les choses plus loin.

Songez bien encore que nous n’avons commencé un procès criminel contre des quidams inconnus que pour montrer combien nous avons à cœur de poursuivre les délinquants et de constater notre innocence. Ce procès criminel n’a point été suivi, et nous en avons effacé tous les vestiges.

Encore une fois, que la Doiret et le quidam soient condamnés à l’amende, c’est ce que nous demandons ; et que le nom de Janin même ni le mien ne paraissent point dans l’arrêt.

Nous aurions demandé un délai à M. de Montyon ; mais, sur votre lettre et sur la lettre détaillée de l’abbé Mignot, nous n’en demandons plus.

Le mot d’amende qui se trouvait dans la lettre de Mme d’Argental, et qui semblait porter sur Mme Denis, nous avait cruellement alarmés ; nous étions résolus à tout hasarder plutôt que de nous soumettre à un tel affront[7].

Nous respirons depuis douze ans l’air des républiques ; mais nous reprenons gaiement nos chaînes si elles ne sont pas déshonorantes. Vous savez que, de cette petite affaire-là, j’ai eu une attaque d’apoplexie ; mais je ne veux pas en avoir deux, et je veux mourir tranquille.

Je me mets aux pieds du satrape Nalrisp[8]. J’ai des raisons essentielles pour que l’on joue les Scythes, et pour qu’on les débite incessamment.

Le temps est horrible : le thermomètre est à quinze degrés au-dessous de la glace, comme en 1709, dans notre Sibérie. Le froid est, dit-on, excessif à Paris ; mais on peut apprendre ses rôles dans cette extrême rigueur de la saison, et jouer la pièce dans un temps plus doux. Au reste, j’écris un mot de remerciement à M. le chevalier de Chastellux[9], et je vous supplie de vouloir bien le lui faire remettre.

Il ne me reste plus qu’a baiser les ailes de mes anges avec mon idolâtrie ordinaire.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. M. d’Argental répond en marge : « On ne l’a point nommé parce que cela ne pouvait servir qu’à inquiéter. »
  3. Note de M. d’Argental : « M. de Praslin n’était point à portée de parler au vice-chancelier ; sa recommandation aurait tout gâté. »
  4. Note de M. d’Argental : « Le duc est parti pour Venise ; ainsi le prétexte serait tout trouvé. »
  5. Note de M. d’Argental : « Cette raison est mauvaise ; M. le duc de Choiseul n’aurait pas mieux demandé que d’ajouter ce service aux autres. »
  6. Note de M. d’Argental : « Le mémoire et la lettre sont arrivés en même temps ; la poste n’est point exacte, et c’est ce qui fait que monsieur le chancelier a reçu le procès-verbal avant que nous en ayons eu l’avis. »
  7. Note de M. d’Argental : « Mme d’Argental n’a jamais parlé d’amende que comme devant tomber sur la Doiret. »
  8. Praslin.
  9. La lettre 6674.