Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6676

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 50-51).

6676. — À M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 14 janvier.

Mon cher grand écuyer de Babylone, il est juste qu’on vous envoie les Scythes et les Persans : cela amusera la famille ; notre abbé turc[1] y a des droits incontestables. Vous pourrez prier Mlle Durancy à dîner : elle trouvera son rôle noté dans l’exemplaire que je vous enverrai ; voilà pour votre divertissement du carnaval. Nous répétons la pièce ici ; elle sera parfaitement jouée par M. et Mme de La Harpe, et j’espère qu’après Pâques M. de La Harpe vous rapportera une pièce intéressante et bien écrite.

Nous remercions mon Turc bien tendrement. Mme Denis et moi, nous l’aimons à la folie, puisqu’il a du courage et qu’il en inspire[2]. C’est une énigme dont il devinera le mot aisément.

Je viens d’écrire à Morival, ou plutôt de lui faire écrire ; et dès que j’aurai sa réponse j’agirai fortement auprès du prince dont il dépend. Ce prince m’écrit tous les quinze jours ; il fait tout ce que je veux. Les choses dans ce monde prennent des faces bien différentes ; tout ressemble à Janus ; tout, avec le temps, a un double visage. Ce prince ne connait point Morival, sans doute ; mais il connaît très-bien son désastre. Il m’en a écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que je ressens encore.

Il y a des monstres qui mériteraient d’être décimés. Je vous prie de me dire bien positivement si le premier mémoire[3] que vous eûtes la bonté de m’envoyer de la campagne est exactement vrai. En cas que le frère de Morival veuille fournir quelques anecdotes nouvelles, vous pourrez nous les faire tenir sous l’enveloppe de M. Hennin, résident du roi à Genève.

Vous savez que nous sommes actuellement environnés de troupes, comme de tracasseries. Nous mangeons de la vache : le pain vaut cinq sous la livre ; le bois est plus cher qu’à Paris. Nous manquons de tout, excepté de neige. Oh ! pour cette denrée, nous pouvons en fournir l’Europe. Il y en a dix pieds de haut dans mes jardins, et trente sur les montagnes. Je ne dirai pas que je prie Dieu qu’ainsi soit de vous.

Florianet[4] a écrit une lettre charmante, en latin, à père Adam. Je vous prie de le baiser pour moi des deux côtés. J’embrasse de tout mon cœur la mère et le fils.

  1. L’abbé Mignot, neveu de Voltaire, travaillait à son Histoire de l’empire ottoman, qui vit le jour en 1771. quatre volumes in-12.
  2. Il s’était remué pour l’affaire Le Jeune.
  3. Voyez, tome XLIV, page 348, l’Extrait d’une lettre d’Abbeville.
  4. Florian, auteur d’Estelle, etc.