Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6745

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 112-113).
6745. — À M. PALISSOT.
À Ferney, 13 février.

Votre lettre du 3 février, monsieur, a renouvelé mes plaintes et mes regrets. Quel dommage, ai-je dit, qu’un homme qui pense et qui écrit si bien se soit fait des ennemis irréconciliables de gens d’un extrême mérite, qui pensent et qui écrivent comme lui !

Vous avez bien raison de regarder Fréron comme la honte et l’excrément de notre littérature. Mais pourquoi ceux qui devraient être tous réunis pour chasser ce malheureux de la société des hommes se sont-ils divisés ? Et pourquoi avez-vous attaqué ceux qui devraient être vos amis, et qui ne sont que les ennemis du fanatisme ? Si vous aviez tourné vos talents d’un autre côté, j’aurais eu le plaisir de vous avoir, avant ma mort, pour confrère à l’Académie française. Elle est à présent sur un pied plus honorable que jamais : elle rend les lettres respectables. J’apprends que vous jouissez d’une fortune digne de votre mérite. Plus vous chercherez à avoir de la considération dans le monde, plus vous vous repentirez de vous être fait, sans raison, des ennemis qui ne vous pardonneront jamais. Cette idée peut empoisonner la douceur de votre vie. Le public prend toujours le parti de ceux qui se vengent, et jamais de ceux qui attaquent de gaieté de cœur. Voyez comme Fréron est l’opprobre du genre humain ! Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, je n’ai jamais lu ses feuilles ; mais on m’a dit qu’il n’était pas sans esprit. Il s’est perdu par le détestable usage qu’il en a fait. Je suis bien loin de faire la moindre comparaison entre vous et lui. Je sais que vous lui êtes infiniment supérieur à tous égards ; mais plus cette distance est immense, plus je suis fâché que vous ayez voulu avoir mes amis pour ennemis. Eh ! monsieur, c’était contre les persécuteurs des gens de lettres que vous deviez vous élever, et non contre les gens de lettres persécutés. Pardonnez-moi, je vous en prie, une sensibilité qui ne s’est jamais démentie. Votre lettre, en touchant mon cœur, a renouvelé ma plaie ; et quand je vous écris, c’est toujours avec autant d’estime que de douleur.