Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6749

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 115-116).
6749. — À M. SERVAN.
14 février.

Je ne peux, monsieur, vous remercier assez du discours que vous avez bien voulu m’envoyer. Si l’éloquence peut servir au bonheur des hommes, ils seront heureux par vous. Les cinquante dernières pages surtout m’ont ravi en admiration, et m’ont fait répandre des larmes d’attendrissement : sept à huit personnes qui étaient à Ferney ont éprouvé les mêmes transports.

Il me semble, monsieur, que vous êtes le premier homme public qui ait joint l’éloquence touchante à l’instructive : c’est, ce me semble, ce qui manquait à M. le chancelier d’Aguesseau ; il n’a jamais parlé au cœur ; il peut avoir défendu des lois, mais a-t-il jamais défendu l’humanité ? Vous en avez été le protecteur dans un discours qui n’a jamais eu de modèle ; vous faites bien sentir à quel point nos lois ont besoin de réforme. Elles seraient intolérables s’il ne se trouvait pas tous les jours dans les tribunaux des âmes éclairées et honnêtes qui en expliquent favorablement les contradictions, et qui en adoucissent la barbarie. Ce M. Pussort, qui rédigea l’ordonnance criminelle, était une âme bien dure ; voyez comme il insulta M. Fouquet dans sa prison, et avec quel acharnement il voulait le perdre ! Le premier président de Lamoignon ne fut jamais de son avis dans la rédaction de l’ordonnance.

Je ne sais, monsieur, si vous avez lu un petit Commentaire sur les Délits et les Peines, par un avocat de province[1] ; il y a quelques faits curieux. Une seule page de votre discours vaut mieux que tout ce livre ; je ne vous l’envoie qu’à cause de deux ou trois historiettes qui sont la confirmation de tous les sentiments que vous avez si bien exprimés.

J’ai toujours peur pour Grenoble, monsieur, qu’on ne vous demande à la capitale et au conseil. Partout où vous serez vous ferez du bien, et vous jouirez de la véritable gloire, qui est la récompense des belles âmes.

Je compte parmi les consolations qui embellissent la fin de ma carrière le souvenir que vous voulez bien conserver des moments que vous m’avez donnés.

J’ai l’honneur d’être, avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.

  1. L’ouvrage est de Voltaire ; voyez tome XXV, page 539.