Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6836

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 208-210).
6836. — DE MADAME VEUVE DUCHESNE[1].
12 avril 1767.

vous le protecteur des veuves et le père des orphelins !

Quand toute l’Europe admire encore les bienfaits dont vous avez comblé Mlle Corneille, la généreuse défense des infortunés Calas, tant d’innocents protégés, tant de malheureux secourus, enfin tant de calomniateurs confondus par vos soins, serai-je la seule qui ne trouverai pas dans la grande âme de M. de Voltaire ces sentiments d’humanité que je réclame et qui la caractérisent si bien ? Avec ces idées de justice et de bonté qu’on doit avoir sur votre compte, monsieur, jugez de ma surprise et de ma douleur de voir à la fin de la pièce des Scythes, sous le nom d’avis au lecteur[2], la calomnie la plus injurieuse pour la mémoire de mon mari. Quoiqu’on vous fasse parler, je n’aurai jamais à rougir de vous imputer la moindre phrase de ce libelle : toute l’infamie en est due à mes ennemis, qui en cela sont aussi les vôtres ; eh ! qui dans ce monde n’en a pas ? Combien même ne vous en ont pas suscité vos vertus, et surtout vos sublimes talents ! Mais du moins vous les avez vaincus ou forcés au silence. Puissé-je par votre secours en faire autant des miens ! Il n’est pas possible que votre âme bienfaisante ne me rende justice, dès que j’aurai eu l’honneur de vous instruire du sujet de mes justes plaintes, et c’est à vous seul que j’en appelle.

Je commence, monsieur, par vous attester sur ce que j’ai de plus cher, c’est-à-dire votre estime, et vos bontés elles-mêmes, que mon mari a toujours été dans le principe de ne jamais rien imprimer de vos ouvrages, ni même aucun de ceux qui se trouvent chez moi, qu’il n’y ait été formellement autorisé par le droit le plus légitime, et les titres qu’il m’a laissés en sont la preuve incontestable.

Je n’ai pas oublié qu’il y a trois ou quatre ans qu’il eut l’honneur de vous écrire pour vous faire part qu’il avait acquis de MM. Prault père et fils, Bareche, Lambert, etc., le droit que vous avez bien voulu leur donner d’imprimer vos pièces de théâtre, et qu’en conséquence il se proposait sous votre bon plaisir d’en faire un corps complet. Vous eûtes la générosité de lui répondre, et de lui donner votre agrément[3]. Vous poussâtes même la complaisance jusqu’à lui marquer que rien ne vous était plus agréable que la réunion de vos pièces dans une seule maison.

Depuis ce temps-là il reçut de Manheim l’Olympie ; de Genève, l’Écossaise et le Droit du seigneur. De plus, M. Lekain m’a vendu Adélaïde du Guesclin, quoique je l’eusse déjà payée à M. Lambert, sous le titre de Duc de Foix. Tout cela nous a coûté plus de 20,020 francs. Je sais bien que vous n’avez pas touché cet argent, mais je ne l’ai pas moins compté à gens qui vous représentaient, ou du moins qui tenaient ces ouvrages de votre générosité. Eh ! qui ne croira pas (puisque rien n’est si beau que le don) qu’ils étaient en droit de traiter avec moi de vos présents ?

D’après cet exposé, vous entrevoyez, monsieur, qu’on n’a pas plus épargné mon nom que mes intérêts et la mémoire de mon mari. Je mériterais seule l’infamie dont on s’efforce de le couvrir si je n’intéressais ici votre équité naturelle à me faire justice. Les expressions honnêtes dont on se sert pour le qualifier équivalent à peu près aux épithètes de voleur, de coquin qui ne se serait pas fait scrupule de tromper le roi, son ministre, et vous-même, en demandant un privilège, quoique vous sachiez, monsieur, que, loin d’établir un droit de propriété, il se réduit à la permission d’imprimer, qu’on n’exerce qu’après avoir fait preuve de l’acquisition de l’ouvrage qu’on publie.

Ne suis-je donc pas en droit de demander une réparation authentique du tort que cet avis honnête et modéré pourrait faire à la mémoire de mon mari, et de la tache qu’il m’imprime à moi-même ? J’attends donc de votre seule justice, monsieur, cette réparation, et je ne doute point qu’elle ne soit aussi douce que facile à un cœur comme le vôtre, qui nous a donné tant de fois le précepte et l’exemple de la droiture.

J’ose donc me flatter que vous voudrez bien vous donner la peine d’écrire à M. de Sartines pour faire supprimer ce libelle, indigne d’emprunter votre nom, quand vos sentiments lui sont si contraires. D’ailleurs, quel motif assez puissant pourrait vous engager à priver du fruit de leurs travaux et de leurs avances des citoyens vos patriotes, que vous avez plusieurs fois honorés de votre protection, pour le transporter à des étrangers avides qui ne nous prennent déjà que trop ? Je n’ai pas moins lieu que vous de me plaindre de la mauvaise foi qui règne aujourd’hui. Car combien d’ouvrages que j’ai payés d’avance, et dont les auteurs ont fait la vente ailleurs sous différents titres !

D’après ces détails j’ose attendre, monsieur, l’honneur de votre protection, que vous m’avez comme promise dès l’année passée, à l’occasion de la nouvelle édition de la Henriade, en m’envoyant la copie et l’instruction pour l’ordre de la typographie. Les gravures seules sont cause du retard, mais je compte sous quelques semaines vous envoyer cinq à six bonnes épreuves. Si j’eusse voulu donner à toutes sortes de graveurs, les choses seraient bien plus avancées ; mais quel reproche ne me ferait pas le public, si jaloux de l’éclat de la Henriade, qu’il regarde comme le seul poëme national que nous ayons, si la perfection des gravures ne répondait pas à la célébrité d’un ouvrage si sûr de passer à la postérité ! J’espère, par les mêmes recherches et les mêmes soins, avoir aussi le même avantage dans la suite pour votre théâtre, et, réparant par là tous les torts, mériter vos bontés les plus particulières. Je suis avec respect, monsieur, votre, etc.

N. B. Peu de temps avant la funeste mort de mon mari, nous avions pris la liberté de vous faire demander les différents changements qu’il y aurait à faire dans l’édition actuelle. Je suis toujours dans la même disposition ; dès que vous aurez daigné me faire passer vos notes, j’y ferai mettre la main tout de suite.

  1. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 6854.
  2. Voyez tome VI, page 1862.
  3. Dans une lettre de Colini au libraire Duchesne, datée de Manheim 18 août 1764, et qui est reproduite dans le Dernier Volume des œuvres de Voltaire, Colini transmet à Duchesne une permission ainsi conçue :

    « Le sieur Duchêne, libraire de Paris, m’ayant demandé mon consentement pour l’impression de mes œuvres, je ne puis que lui en témoigner ma satisfaction, à condition qu’il se conformera à la dernière édition de Genève, et qu’il fera soigneusement corriger les fautes d’impression.

    « Fait au château de Ferney, le 31 juillet 1764.
    « Voltaire. »

    Colini accepte, pour sa rémunération, cinquante exemplaires dans leur nouveauté et francs de port.